Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/557

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’écrire. Il me semble que déjà tu pourrais m’écrire quelques lignes qui me parlassent, de ta santé sous l’enveloppe de M. Turckheim banquier à Strasbourg. J’ai besoin de savoir le plus tôt possible que cette nouvelle peine ne t’a pas trop affecté, mon ami ; songe que tu es mon unique recours dans la vie et ne m’ôte pas la possibilité d’exister en te faisant du mal. Adieu ; à jeudi pour ma dernière lettre d’ici, très vraisemblablement.


Ce mercredi 12 octobre.

Ma position est toujours la même, cher ami ; aucun ordre ne m’est arrivé, aucune lettre, et quelquefois j’espère de ce silence ; mais la position n’en est pas moins très cruelle et très incertaine, et je ne sais pas véritablement ce que je dois faire pour en sortir. M. Teinat[1], très obligeamment, m’offre sa maison pour cet hiver et je m’y établirais si je croyais le pouvoir à dater du 1er novembre, mais que décider dans une situation si bizarre ? Ah ! si tu étais là, je te consulterais, mais, seule, je ne sais que faire, et mille pensées agitent mon âme. Mes amis cependant sont très bien pour moi, et je crois pouvoir remarquer une amélioration, même dans la bienveillance que je pourrais me flatter d’inspirer. Voilà tout ce qui me soutient. D’ailleurs, je serais bien triste ; je fais des préparatifs pour mon départ, tout en espérant que ce départ n’aura pas lieu. Le Premier Consul revient quelquefois, quand il sent lui-même qu’il n’y a pas de torts dans la personne qu’on avait accusée auprès de lui. On m’a dit depuis hier que c’est un certain Louis de Traz qui m’a fait mal auprès de lui ; en vérité, je ne sais pas pourquoi. J’ai bien peu le courage de te dire des nouvelles ; la seule que je sache c’est que l’ambassadeur russe n’a pas été invité à Saint-Cloud dimanche dernier et qu’il est en disgrâce ouverte pour avoir fait, dit-on, des réclamations peu mesurées sur un nommé Christin qu’on dit Suisse ou Français, je ne sais pas bien lequel. Du reste, comme je ne vois presque personne, je suis et je serais, si je restais, bien étrangère à tout ce qui se passerait. Je finirai cette lettre ce soir.

Rien de nouveau, cher ami, je ne puis croire que, le courrier prochain, ma situation soit la même, mais j’ai passé deux jours avec mes amis pendant lesquels je me suis fait un moment illusion sur mon sort. T’ai-je assez dit que Joseph s’était conduit comme l’ami le plus généreux ? Il paraît aussi que Lebrun s’est montré ton ami et le mien. Peut-être le Premier Consul daignera-t-il croire que je suis décidée à ne pas dire un mot qui puisse lui déplaire ; peut-être aussi que le mieux que j’éprouve est celui qui précède la dernière peine. Enfin, cher ami, je saurai la supporter ; ne sois donc pas inquiet ; tout ce qui ne sépare pas pour longtemps ne doit pas déchirer le cœur. — Adieu, j’ai reçu le livre de musique, je voudrais savoir si la mienne est arrivée.

Elle suspendait sa lettre et reprenait quelques heures après :

Desmarets, le premier commis du Grand Juge, a été chez M. de Montmorency, qui a refusé formellement de se charger de cette commission. Je

  1. M. Teinat occupait Saint-Ouen que lui avait loué M. Necker.