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me faire donner que j’y pouvais rester, lorsqu’on est venu me dire que des gendarmes devaient m’y prendre avec mes deux enfans. Citoyen Consul, je ne puis le croire, vous me donneriez ainsi une cruelle illustration. J’aurais une ligne dans votre histoire.

Vous perceriez le cœur de mon respectable père qui viendrait, j’en suis sûre, malgré son âge, vous demander quel crime j’ai commis, quel crime a commis sa famille pour éprouver un si barbare traitement. Si vous voulez que je quitte la France, faites-moi donner un passeport pour l’Allemagne, et accordez-moi huit jours à Paris pour avoir de l’argent pour mon voyage et faire voir à un médecin ma fille, âgée de six ans, que la route a fatiguée. Dans aucun pays de la terre une telle demande ne serait refusée.

Citoyen Consul, il n’est pas de vous le mouvement qui vous porte à persécuter une femme et deux enfans ; il est impossible qu’un héros ne soit pas le protecteur de la faiblesse. Je vous en conjure encore une fois ; faites-moi la grâce entière ; laissez-moi vivre en paix dans la maison de mon père, à Saint-Ouen ; elle est assez près de Paris pour que mon fils puisse suivre, lorsque le temps en sera venu, les cours de l’Ecole polytechnique et assez loin pour que je n’y tienne pas de maison. Je m’en irai au printemps, quand la saison rendra le voyage favorable pour mes enfans.

Enfin, Citoyen Consul, réfléchissez un moment avant de causer une grande douleur à une personne sans défense. Vous pouvez par un simple acte de justice m’inspirer une reconnaissance plus vraie, plus durable que beaucoup de faveurs peut-être ne vous vaudront pas.

Après avoir, toujours par l’intermédiaire de Lebrun, fait parvenir cette lettre au Premier Consul et passé quelques jours à Saint-Brice, chez Mme Récamier, Mme de Staël retournait à Maffliers pour y attendre le résultat des démarches que tentait Joseph Bonaparte en sa faveur. Le 14 octobre, elle écrivait à son père :

Joseph a dû parler avec intérêt pour moi, mais je n’en espère rien et je suis convaincue que ma première lettre sera pour te dire de m’écrire à Strasbourg poste restante ; la coupe qu’on me fait boire est amère. Mon ange, le Premier Consul a dit que tu avais fait un deuxième ouvrage nouvellement ; tu sais si cela est vrai, mais les Petites Affiches ont remis un extrait de l’ancien. Lebrun a été bien, à ce qu’il paraît, car le Premier Consul lui a dit : « Vous avez tort de les défendre ; ils sont mal pour vous. » Je ne sais où prendre de l’argent ni une voiture ; la tête me tourne ; mon cœur me portait bien vers toi, mais tout le monde est d’avis qu’après avoir dit que je voulais aller en Allemagne, je dois y persister ; mon ange, ils sont bien durs pour nous, mais, quand je serai dans tes bras, je l’oublierai. Veux-tu bien donner cette lettre à M. R.

J’ai reçu, mon ange, deux lettres de toi, l’une à Maffliers et l’autre à Paris et, comme je te l’ai dit, le livré de musique que je désirais. Ma situation est encore la même aujourd’hui, mais elle devient à chaque heure plus pénible par les peurs continuelles que l’on me fait. Je ne puis concevoir