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donne, on devine en effet l’existence agitée qu’elle mène, ses perplexités, ses imprudences, ses impétuosités généreuses. On trouvera aussi l’écho des événemens contemporains dont M. Necker et sa fille s’entretiennent au jour le jour et un nom y apparaît, presque à chaque lettre, qui en relève l’intérêt, — et ceci aurait singulièrement étonné Mme de Staël, — celui de Bonaparte.


I

La correspondance s’ouvre en 1797. À cette époque, le nom de Bonaparte était sur toutes les lèvres, et lorsque M. Necker l’appellera « le héros, » il ne fera que répéter le surnom que lui avait donné la voix populaire. L’année précédente, la campagne d’Italie, Lodi, Castiglione, Arcole, l’entrée triomphale à Milan avait appris à la France ce nom que, la veille encore, elle ignorait presque, et, comme le dit M. Madelin dans le brillant résumé de la Révolution française que l’Académie française a couronné, « l’Europe stupéfaite voyait s’élever en quelques jours un astre qui allait changer la face du monde[1]. » L’année suivante, la face du monde, grâce au héros, allait changer encore une fois. À la France il avait apporté la gloire, au monde il apportait la paix. À Campo-Formio, il l’imposait à l’Autriche, et le Directoire jaloux, peu désireux peut-être de voir revenir à Paris le général qui était déjà l’idole de la nation, l’envoyait au congrès de Rastadt, non sans quelque espoir que le diplomate ne vaudrait pas le capitaine et qu’il se diminuerait aux petits jeux des chancelleries. Pour gagner, en arrivant de la Lombardie, le grand-duché de Bade, le chemin le plus court est par Genève. M. Necker va nous raconter, dans quelques-unes de ses lettres, l’émoi causé en Suisse par le passage du « héros. »

5 novembre 1797.

Si Buonaparte passait par Genève, et par Coppet ensuite, pour aller à Rastadt ou à Paris, je me tiendrais sur le grand chemin, comme un badaud, pour le voir passer. Personne jusques à présent n’a entendu dire qu’il doive traverser la Suisse. Natural[2] me disait bonnement l’autre jour : « Je voudrais bien que Mme la Baronne eût un jour du crédit auprès du grand général ; ce serait peut-être un bon moyen pour mon affaire. »

  1. La Révolution, par Louis Madelin, p. 455.
  2. Petit banquier du pays de Vaud.