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irrésistible et sème autour d’elle les ruines, les hontes, les désolations ; qu’en conséquence ceux qui prisent au-dessus de tout le bon ordre de la société et le bel équilibre de l’âme doivent se méfier d’elle et soigneusement éviter d’augmenter sa tragique puissance...


Et le poète, le romancier, l’amoureux de Wagner, le compatriote de Jean-Jacques, l’âme tendre et passionnée qu’ont tant inquiétée, troublée et ravie les problèmes du cœur, reprenait à son tour :


On pourrait accepter l’amour pour ce qu’il est, avec ses grandeurs et ses faiblesses, ses misères et ses beautés, sans parti pris de pessimisme cynique ni phraséologie idéaliste. Peut-être bien qu’on trouverait alors que, malgré les ravages qu’il promène à travers notre pauvre monde, malgré le sang et les larmes qu’il fait couler, il est encore ce qu’il y a de plus noble et de meilleur dans notre âme, comme il est le sourire de notre vie. Et l’on ne voudrait plus le proscrire, quelque périlleux qu’il soit ; et l’on donnerait tort à Manzoni, quand même il a pour lui l’inflexible logique ; et l’on relirait les romans de M. Fogazzaro, en y prenant un vif plaisir... parce qu’ils « inclinent l’âme vers l’amour[1]. »


Ce texte éclaire toute une partie, la plus considérable peut-être, de l’œuvre romanesque d’Edouard Rod, les dix ou douze romans qu’il a groupés sous le titre d’ « Études passionnelles. » Toute sa vie il a été comme ballotté entre ces deux conceptions de l’amour, les mêlant parfois ensemble, passant de l’une à l’autre, les corrigeant ou les atténuant l’une par l’autre, de telle sorte qu’on ne saurait dire si le moraliste en lui a plus redouté l’amour, ou si le poète l’a plus aimé.

A lire ses premiers romans, on aurait pu malaisément prévoir que l’auteur des Idées morales du temps présent allait devenir, à brève échéance, le romancier « passionnel, » presque par excellence, de notre temps. Même, quand au Sens de la vie, on vit succéder les Trois cœurs, il y eut parmi le public un mouvement de surprise dont Anatole France se fit, dans un article du Temps<ref> La Vie littéraire, t. III, p. 266-277. <ref>, l’écho discret. Mais quand on vit aux Trois cœurs (1890) succéder la Sacrifiée (1892) et la Vie privée de Michel Teissier (1893), on se rendit compte qu’il y avait là une vocation décidée, un désir bien arrêté d’étudier sous tous ses aspects le problème de l’amour, tel qu’il se pose dans la conscience et dans la vie des hommes d’aujourd’hui. A la suite de quelles

  1. Nouvelles études sur le XIXe siècle, p. 272-281.