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que le romancier ait l’imagination assez puissante pour oublier, si je puis dire, l’origine abstraite de ses personnages, pour les voir et les faire voir comme des êtres vivans, doués d’une vie indépendante et propre. Et je persiste à penser que les plus grands romanciers sont ceux qui voient d’abord, dans le lumineux raccourci d’une soudaine vision, tout le drame qu’ils vont écrire, avec tous ses organes essentiels, caractères, intrigue, dénouement : tant mieux pour eux et pour nous s’il y a une idée profonde impliquée et comme enveloppée dans leur conception d’artiste un peu visionnaire ! — Il faut bien reconnaître qu’avec toutes ses qualités et tout son talent, Edouard Rod n’appartient pas à ces deux familles d’esprits. Peut-être est-il trop intelligent pour être un très grand artiste, un romancier de tout premier ordre ; quoi qu’il fasse, il reste critique, philosophe, moraliste ; sa pensée abstraite l’accompagne partout, même quand il crée. En un certain sens, il n’en est que plus complet, plus complexe en tout cas, et plus difficile à définir.

Eh bien ! ce caractère un peu trop abstrait de l’art d’Edouard Rod, on ne le retrouve pour ainsi dire plus dans ses romans suisses. Les Roches blanches, Là-haut, Mademoiselle Annette, l’Eau courante, l’Incendie, le Pasteur pauvre sont des œuvres bien vivantes et, je crois, uniques dans la littérature contemporaine. Rod a fait pour son pays natal ce que George Sand a fait pour le Berri, Ferdinand Fabre pour le pays cévenol, Pierre Loti pour la Bretagne, M. Bourget pour la Côte d’Azur ; il donne à sa chère Suisse droit de cité dans les Lettres françaises. C’est par l’auteur de Là-haut, — ce livre qui serait un chef-d’œuvre, s’il n’y avait pas deux sujets mêlés, — que les lecteurs français les plus lointains, les plus casaniers, les plus étrangers aux mœurs et à la vie suisses sont entrés en communion spirituelle avec les âmes des compatriotes de Jean-Jacques.

D’abord, les paysages. Feuilletez ces romans, et aussi les Scènes de la vie cosmopolite, les Nouvelles romandes, les Scènes de la vie suisse, les Nouvelles vaudoises... Oui, c’est bien là la Suisse ; c’est bien la nature de là-bas, tantôt âpre et grandiose, tantôt plus infléchie et plus humaine ; c’est « l’Alpe homicide, » avec ses neiges éternelles, ses glaciers, ses avalanches, et ses admirables spectacles ; et ce sont aussi les jolis vallons du canton de Vaud, avec leurs vieilles vignes pleines de promesses. Rod, peu descriptif d’ordinaire, a attrapé à merveille cette nature, et