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J’entends mieux ton enthousiasme pour Buonaparte, et je te félicite d’être heureuse de sa gloire puisqu’elle durera longtemps… Tâche donc de ne pas vivre en entier dans un moment, pas même pour le bonheur, car il passe aussi.

On aura remarqué le ton un peu sarcastique de ces dernières lettres de M. Necker. C’est que, tout en continuant à professer pour Bonaparte une admiration dont on trouvera encore la preuve dans ses lettres de l’année suivante, il voyait plus loin que sa fille, et que, derrière le Consul, il apercevait déjà le dictateur militaire, s’appuyant de plus en plus sur l’armée. C’est ainsi que, à peu près à la même date, il écrivait au fils d’une amie de Mme Necker qui demeurait à Lyon, à propos d’une fête donnée en l’honneur de Bonaparte :

On dit que son escorte de gardes est nombreuse et magnifique, et qu’ils font ranger les voitures à coups de sabre, quand ce soldat heureux traverse les rues de Paris. Il pourrait bien se signaler encore à la guerre, car on dit qu’il est disposé à commander l’armée, s’il y a une bataille sur le Rhin. Tous ses goûts sont héroïques.

Et dans une lettre un peu postérieure, adressée au même correspondant :

Nous n’avons rien de nouveau à Paris. Sieyès est fort occupé de sa terre de Crosne, et Buonaparte de son autorité où il n’y a, jusqu’à présent, rien à redire[1].

M. Necker n’avait pas tort de craindre, et les événemens allaient bientôt lui donner raison, que le bonheur et l’enthousiasme de sa fille ne fussent pas de très longue durée. Les détracteurs de Mme de Staël se sont complu à rapprocher son exaltation d’alors du ton dénigrant avec lequel elle parle du Premier Consul dans les Considérations sur la Révolution française et dans les Dix années d’exil. Le contraste ne laisse pas en effet d’être assez piquant. Mais les sentimens qui l’animaient alors et les illusions qu’elle entretenait, étaient, — Vandal l’a très bien établi, — partagés par tous ceux qui avaient souffert de la Révolution, à quelque parti qu’ils appartinssent, que ce fussent des émigrés de la première heure, d’anciens constitutionnels,

  1. Bibliothèque de Genève. Lettres de M. Necker à Salomon Reverdil. Ce Salomon Reverdil, dont les papiers sont à la Bibliothèque de Genève, était l’ancien précepteur du roi Christian VII, le mari de l’infortunée Caroline-Mathilde.