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peu comme, pour nos provinciaux, d’aller à Paris. Carthaginem veni, il y a, dans ces simples mots, une pointe de naïve emphase, qui trahit l’ébahissement de l’étudiant numide fraîchement débarqué dans la grande ville.

C’était, en effet, une des cinq grandes capitales de l’Empire : il y avait Rome, Constantinople, Antioche, Alexandrie, — Carthage. Carthage était la capitale maritime de toute la Méditerranée occidentale. Avec ses larges rues toutes neuves, ses villas, ses temples, ses palais, ses ports, sa population bigarrée et cosmopolite, elle étonna et ravit l’écolier de Madaure. Elle acheva de le dépayser et de le déniaiser. Augustin dut s’y sentir tout d’abord comme perdu.

Il était là, livré à lui-même, n’ayant personne pour le conseiller et le diriger. Il nous parle bien de son compatriote, ce Romanianus, le patron de son père et des gens de Thagaste, comme d’un grand ami généreux, qui l’aurait accueilli chez lui, lorsque, pauvre, il venait achever ses études dans une ville étrangère, — qui l’aurait aidé, non seulement de sa bourse, mais de son amitié. Malheureusement, l’allusion n’est pas très claire. Elle semble indiquer pourtant qu’Augustin, en arrivant à Carthage, aurait logé d’abord chez Romananius. Rien d’improbable à ce que celui-ci y eût une maison, où il passait les mois d’hiver : le reste de l’année, il était dans ses villas de Thagaste.) Cet opulent mécène ne se serait pas contenté de donner un viatique à Augustin, quand il quitta sa ville natale, il l’aurait encore hébergé dans sa maison de Carthage. Telle était la rançon de ces énormes fortunes de l’antiquité : elles obligeaient à des largesses continuelles. Avec le morcellement de la richesse, nous sommes devenus beaucoup plus égoïstes.

En tout cas, Romanianus, occupé de plaisirs et d’affaires, ne pouvait pas être un mentor bien sérieux pour le fils de Monique. : Augustin était donc son maître, ou à peu près. Il arrivait à Carthage, avec un grand désir sans doute d’augmenter sa science et d’acquérir de la renommée, mais encore plus assoiffé d’amour et d’émotions sentimentales. Comme à Thagaste, il vivait dans l’attente de l’amour. Le prélude amoureux se prolongeait délicieusement pour lui. Il en était alors tellement obsédé, que c’est la première chose à laquelle il songe, quand il raconte ses années de Carthage. « Aimer et être aimé, » lui semblait, comme à ses chers poètes alexandrins, l’unique raison de vivre. Il n’aimait