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la ville perfide et féline savait le secret d’enchaîner les volontés. Elle le tentait par tout l’étalage de ses plaisirs. Sous ce soleil qui revêt de beauté les plâtras d’une masure, les plus grossières félicités ont un attrait que ne comprennent pas les hommes du Nord. Le débordement de la chair vous environne. Ce grouillement prolifique, tous ces corps pressés et moites de sueur dégagent comme un souffle de luxure, où la volonté se fond. Augustin aspirait avec délices l’air brûlant et lourd, chargé d’émanations humaines, qui emplissait les carrefours et les rues de Carthage. Il cédait à la sollicitation impudique de toutes ces mains tendues qui lui barraient le chemin.

Mais, pour une âme comme la sienne, Carthage tenait en réserve des séductions plus subtiles. Elle le prenait par ses théâtres, par les vers de ses poètes et les mélodies de ses musiciens. Il pleurait aux comédies de Térence et de Ménandre ; il s’attendrissait sur les malheurs des amans séparés ; il épousait leurs querelles, se réjouissait et se désespérait avec eux. Et il attendait encore l’épiphanie de l’Amour, — cet Amour que le jeu des comédiens lui montrait si touchant et si beau.

Tel était alors Augustin, livré à la folie de sa dix-huitième année : un cœur gâté de littérature romanesque, un esprit impatient de courir toutes les aventures intellectuelles, dans la ville la plus corruptrice et la plus ensorcelante des siècles païens, au milieu d’un des paysages les plus splendides qui soient au monde.


II. LA ROME AFRICAINE

Carthage n’offrait pas seulement des plaisirs à Augustin : elle était encore, pour une intelligence aussi vive et aussi envahissante que la sienne, un extraordinaire sujet de méditations.

Mieux que Madaure et les villes numides, elle l’initia à la grandeur romaine. Là, comme ailleurs, les Romains s’étaient préoccupés de frapper l’esprit des peuples vaincus par l’étalage de leur force et de leur magnificence. Avant tout, ils visaient au colossal. Les villes bâties par eux présentaient ce caractère décoratif et monumental qui était celui des villes grecques de l’époque hellénistique et qu’ils avaient encore exagéré, — caractère qui n’allait point sans emphase ni surcharge, mais qui