Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/751

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un crime irréparable. En chrétienne d’Afrique, absolue dans sa foi et passionnée pour sa défense, elle considéra son fils comme un ennemi public. Elle eut horreur de sa trahison. Peut-être aussi que, guidée par la divination de son cœur, elle voyait plus clair dans l’âme d’Augustin que lui-même. Elle s’affligeait de ce qu’il se méconnût à ce point, et repoussât la Grâce qui voulait le conquérir à l’unité catholique. Comme, non content de se perdre, il mettait les autres en péril, discutait, pérorait devant ses amis, abusant des séductions de sa parole pour jeter le trouble dans les consciences, Monique prit une grande détermination : elle interdit à son fils de manger à sa table et de coucher sous son toit. Elle le chassa de sa maison.

Ce dut être un gros scandale dans Thagaste. Il ne parait pas cependant qu’Augustin s’en soit beaucoup ému. Dans tout l’enivrement de sa fausse science, il avait cette espèce d’inhumanité qui pousse l’intellectuel à faire litière des sentimens les plus profonds et les plus doux, pour les sacrifier à son idole abstraite. Non seulement il ne s’inquiétait guère si son apostasie faisait pleurer sa mère, mais il ne se souciait pas davantage de concilier les chimères de son cerveau avec la réalité vivante de son âme et des choses. Ce qui le gênait, il le niait tranquillement, satisfait s’il avait bien parlé et pris l’adversaire au lacet de ses syllogismes.

Mis en interdit par Monique, il alla s’installer tout simplement chez Romanianus. L’hospitalité fastueuse qu’il y reçut le consola bien vite d’être exilé de la maison paternelle. Enfin, si son amour-propre avait subi un affront, l’orgueil de vivre dans la familiarité d’un personnage aussi considérable était, pour un jeune homme vaniteux, une très abondante compensation.

Ce Romanianus excitait, en effet, l’admiration de tout le pays par son luxe et ses prodigalités. Il devait bientôt s’y ruiner, ou du moins susciter des envieux acharnés à sa ruine. A la tête des décurions, il était le protecteur non seulement de Thagaste, mais des villes voisines : c’était le grand patron, l’homme influent, qui tenait dans sa clientèle à peu près toute la contrée. La municipalité, par reconnaissance et par flatterie, avait fait graver son nom sur des tables d’airain et lui avait élevé des statues. Elle lui avait même conféré des pouvoirs supérieurs aux pouvoirs municipaux. C’est que Romanianus ne marchandait pas ses largesses à ses concitoyens. Il leur donnait des