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carthaginois » regrette de ne pouvoir se mesurer, dans un tournoi dialectique, avec son ami moribond. Le poison intellectuel avait à ce point perverti son esprit, qu’il lui ôtait presque le sentiment des convenances ! Mais, si sa tête, comme il l’avoue, était bien gâtée, son cœur restait intact. Son ami mourut peu de jours après, et il n’était pas là. Augustin en fut accablé.

Son chagrin s’exaspéra jusqu’à l’égarement et jusqu’au désespoir : « La douleur de cette perte couvrit mon cœur de ténèbres. Je ne voyais que la mort partout. Ma patrie m’était un supplice et la maison paternelle, une incroyable calamité. Tout ce que j’avais partagé avec mon ami me devenait, lui absent, une indicible torture. Mes yeux le cherchaient et ne le trouvaient nulle part. Tout m’était en horreur, parce qu’il n’y était pas et que rien ne pouvait plus me dire : « Le voici ! Il va venir ! » comme pendant sa vie, quand il était loin de moi… » Alors Augustin se remettait à sangloter plus fort, il éternisait ses sanglots, ne trouvant de consolation que dans les larmes. La tendresse, contenue chez Monique, s’abandonnait, chez lui, et s’exagérait. La modération chrétienne lui était alors inconnue, comme la mesure du goût antique. On l’a comparé souvent aux plus touchans génies, à Virgile, à Racine, qui, eux aussi, eurent le don des larmes. Mais la tendresse d’Augustin est plus effrénée, et, si l’on peut dire, plus romantique. Elle atteint même, parfois, à une exaltation maladive.

Être tendre, comme Augustin l’était alors, ce n’est pas seulement sentir avec une sensibilité excessive les moindres blessures, les touches les plus légères de l’amour ou de la haine, ce n’est pas seulement se donner avec effusion, c’est se complaire dans le don de soi-même, c’est éprouver qu’au moment où l’on se donne, on communie avec quelque chose d’infiniment doux, qui n’est déjà plus l’être aimé. C’est l’amour pour l’amour, c’est pleurer pour la volupté des larmes, c’est mettre dans la tendresse une sorte de dilettantisme égoïste. Augustin, ayant perdu son ami, prend le monde en aversion. Il se répète : « Rien ne m’est plus que ma douleur. Ma douleur m’est précieuse et chère. » Et ainsi, il ne veut pas être consolé. Mais que, peu à peu, les affres de la séparation s’apaisent, il s’apercevra lui-même qu’il joue avec son chagrin, qu’il se fait de ses pleurs une jouissance : « Mes larmes, dit-il, avaient succédé à mon ami