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marabout le plus élevé en sainteté, en pouvoir, au marabout fallacieusement thaumaturge, demi-fou et demi-sorcier. Et le système musulman mal dégagé du système païen s’était ainsi formé qu’autour de Mahomet gravitaient toutes ces saintetés, toutes ces dévotions encore pénétrées de l’anthropolâtrie et de l’idolâtrie que le prophète de l’Un avait voulu abolir. Lui, le destructeur des dieux, il avait enfanté des dieux, des dieux sages et attentifs, et des dieux difformes, des dieux séparés de l’humanité par cette sainteté qui les mettait hors la loi et les sacrait incorruptibles, des dieux parfois aussi incapables et aussi insensibles que les idoles de bois que le Prophète avait renversées de ses mains indignées sur les autels de la Mecque dans le Temple d’Abraham.

Voyez aujourd’hui à Tanger, sur la voie bordée d’aloès, aiguës et lisses comme des épées, une foule d’hommes en burnous blancs et en djellabs de poils de chameaux faire cortège au chérif d’Ouezzan. Mouley Ali, fils d’Abelsalem, descendant du Prophète, droit sur sa mule, chemine au pas, les pieds immobiles engagés dans les grands étriers d’argent. Il va, la tête un peu rejetée en arrière pour bien montrer au peuple sa face grave, un peu bronzée. Ses yeux clos ne dispensent aucun regard. Retiré dans sa lointaine grandeur, il semble ne percevoir ni les clameurs d’adoration, ni les baisers dévots effleurant ses pieds sacrés. Le pan de son burnous rejeté sur l’épaule se prête aux attouchemens des mains avides qui croient y saisir quelque effluve de sainteté. Il va, dans le murmure des louanges et des prières. Pas un tressaillement de sa face ne doit trahir sa fatigue ou son orgueil. Il converse avec les cieux, absent de ce monde. C’est bien l’idole, impassible comme la statue aux yeux d’émail qui recevait sur ses pieds glacés les baisers des anciens. Il ignore ce peuple qui presse sa mule et au-dessus duquel il est porté comme une statue sur son piédestal. Il sait que plus il semblera lointain, inaccessible, plus il semblera divin, absorbé dans le rêve hiératique, communiant avec la puissance d’en haut restée visible en sa personne. Les tapis jetés sous ses pas sont enviés par ceux qui voudraient lui faire un tapis de leurs corps. Il revient après une absence, il est allé dans ses provinces spirituelles récoltant les ziara. Aux flancs des mules qui forment son convoi, les sacs de douros sont pleins. Derrière lui vient son fils, héritier de la Baraka, qui apprend son rôle de prince spirituel.