Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/113

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
109
ESQUISSES MAROCAINES.

foule : la baraka est sur lui. Devant le signe invisible la violence cède ou négocie.

Mais au-dessous de lui quelle série s’enchaine et où en est le terme, pour ne parler que des hommes ! Le petit gnome aux yeux saillans, aux membres tordus qui regarde sauter, sur sa poitrine, les petits sachets de cuir et se balancer sur son ventre les flûtes de roseau, c’est aussi le marabout. On le voit dans les diffas apparaître, se dandinant, clopinant et chantant. Sa présence apporte l’élément d’étrangeté et d’inspiration triste que donnait autrefois la venue des nains et des fous dans nos festins. Tout lui est permis. Par dessus l’épaule des convives le marabout plonge la main dans leur assiette, ou, s’approchant du méchoui, il en déchire le lambeau le plus appétissant qu’il fait craquer sous sa dent. Faisant la ronde, il mendie un peu de tabac. Dévotement, ses fidèles satisfont ses désirs, et si quelque étranger, un chrétien, est présent, ils répriment à l’avance par leur gravité défiante, toute question incongrue, tout sourire. Si la filiation du pauvre descendant de Mahomet n’est pas rigoureusement établie, qu’importe ? c’est le pays de la tradition orale, des légendes, des on-dit. On révérait le père du marabout et le père de son père et toute la contrée est imprégnée de leur sainteté. Une génération a murmuré et légué vaguement à l’autre des récits de miracles. Ses étrangetés le désignent à l’attention des fidèles. Chez les êtres simples, dépourvus de logique, tout en sensations extérieures, les associations d’idées se font simplement par des associations d’images. Ils s’en tiennent à ce que leurs yeux enregistrent et les mêmes manifestations extérieures entraînent chez eux les mêmes conclusions. Qu’un pauvre diable, sans feu ni lieu, s’en aille errant, clamant le grand nom d’Allah et proférant des discours inintelligibles, c’est qu’il communique avec l’au-delà. Qu’on le voie à genoux battant la terre de son front, c’est un saint homme. Qu’il mendie, l’aumône lui est due. Qu’il aille la tête branlante, les yeux vides de regard, riant d’un grand rire aigu qui semble secouer ses épaules, c’est qu’il voit ce que les autres ne voient pas, et entre dans la joie céleste ignorée des mortels. Qu’il pleure, qu’il gémisse, il voit les maux à venir, sa plainte est une prophétie sinistre. Qu’il se couche à terre, vautré dans le sable, c’est que les esprits ont abattu son corps et l’habitent. Le marabout c’est celui qui n’est déjà plus