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ne l’avait pas fait, le scandale eût-il été beaucoup moindre ? En Angleterre, où Montaigne n’était pas un auteur national, il n’en était pas de même. Écrire des Essais, ce n’était pas se mesurer avec Montaigne, c’était l’imiter, c’était lui dérober sa manière, acclimater un genre qui en France était fort apprécié. Aucune pudeur ne devait ici retenir les écrivains. Toujours est-il que quand Taine rénova chez nous le titre d’Essais, il l’emprunta non à Montaigne, mais a ses descendans d’Angleterre, à Macaulay et à ses émules qui l’avaient fait leur.

Ce coup d’œil sur les destinées de l’essai nous a entraînés un peu loin. Revenons aux premières années du XVIIe siècle. Nous avons vu déjà Montaigne y apporter ses richesses d’expérience psychologique et morale, inspirer, grâce à son sens de la vie, même des poètes dramatiques, donner à l’Angleterre un genre littéraire nouveau. Je crois qu’en outre déjà il a commencé à jouer ce rôle de critique des idées et de redresseur des jugemens dans lequel il devait exceller plus tard. A multiplier sur toutes les questions les points de vue pour et contre, à exposer toutes les doctrines en homme qui les épouse toutes à tour de rôle, il ruinait toutes les formes du dogmatisme. A son imitation, sir Walter Raleigh écrit un exposé des théories pyrrhoniennes, théories déconcertantes autant qu’il est possible, mais que Montaigne avait défendues avec une rare force de conviction et couvertes de sa grande autorité. Une pareille philosophie était bien propre à secouer la torpeur dogmatique. Mais voici qui est beaucoup plus important. Montaigne a, je crois, préparé les voies à la méthode de Bacon. Ce n’est pas qu’il ait partagé les espérances illimitées qu’éveille dans l’imagination de Bacon l’idée de la science expérimentale : rien n’est plus éloigné de sa pensée qu’une pareille présomption. Il coupe les ailes à la science au lieu de lui en donner. Loin de promettre à l’homme ce pouvoir absolu sur toute la nature, qui lui eût paru chimérique, il le convainc de sa faiblesse et de son impuissance. Il n’a pas non plus formulé la méthode, indiqué avant Bacon comment il convient d’interroger les faits, de classer les expériences, de les interpréter pour en tirer des connaissances de plus en plus étendues. Ne rêvant pas le but, il ne pouvait pas imaginer les moyens. Mais il a très bien senti le dérèglement de l’esprit lorsqu’il ne se soumet à aucune discipline, et il a montré la vanité des disciplines en faveur. C’était un premier pas, pour