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de l’autorité traditionnelle. Sa liberté était d’autant plus grande qu’après toutes les aventures intellectuelles dont il courait la fortune, il était plus assuré d’un refuge aussi ferme, et sa soumission à l’autorité pouvait paraître d’autant plus recevable qu’il avait plus douté, plus désarmé la raison, et que, partant, il avait davantage refusé le droit de contrôler et de contester les enseignemens traditionnels. Il en allait tout autrement des déistes. Protestans, ils n’avaient pas au même degré le refuge de l’autorité. Ils devaient chercher dans le libre jeu de leur raison les principes de leurs croyances, et, par conséquent, ils ne pouvaient point sans grand péril avilir leur raison. Aussi cherchent-ils à retenir dans les croyances traditionnelles ce que leur raison en peut étayer. Ils entrent tous dans la voie du doute, mais ils s’y avancent plus ou moins chacun selon son tempérament individuel, selon la vertu dissolvante de son intelligence, chacun dosant sa part de foi ou d’incrédulité suivant les besoins de son cœur et de sa raison. La vérité pourtant est qu’on fait difficilement au doute sa part. Peu à peu, il étend son domaine, il envahit tout. Si l’on trouve à cette époque des rationalistes comme Locke, qui, fidèles à la tradition protestante, acceptent encore le christianisme et se contentent seulement de faire un choix parmi les données de la tradition chrétienne, retenant celles que leur raison avoue, rejetant les autres, et se constituant ainsi un christianisme à leur manière, les déistes passent outre, ils écartent résolument tout ce que le christianisme a de particulier pour ne conserver que les croyances communes à toutes les religions, les vérités reçues de tous les hommes ou à peu près, la foi dans l’existence de Dieu et dans l’immortalité de l’âme. Mais le mouvement ne devait pas s’arrêter là. Il s’achève tout naturellement chez Hume qui met en doute jusqu’aux données de la religion naturelle, et qui comme Montaigne, suivant la même logique, conclut à un agnosticisme radical. Sur cette échelle décroissante des croyances, chacun, suivant l’échelon où il s’arrêtait, pouvait puiser plus ou moins largement chez Montaigne. On se sentait d’autant plus en communion avec lui qu’on approchait davantage de la position de Hume ; mais la différence d’attitude que nous signalions tout à l’heure n’empêchait pas que son allure de libre examen ne fût séduisante pour tous, et les Essais ont été certainement l’un des fermens de pensée les plus actifs à cette époque.