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de le rapprocher encore de lui. Aux yeux de Bolingbroke, bien qu’aucune religion ne mérite l’attention du philosophe et ne supporte l’examen, il faut une religion pour le peuple parce qu’un peuple sans religion ne serait pas gouvernable. Le peuple doit être élevé dans le respect superstitieux des traditions, de toutes les traditions, et dans l’horreur de toutes les nouveautés. Il dira cela dans les mêmes termes que Montaigne quelquefois, et intimement il se persuadera que la pensée de Montaigne ne différait pas de la sienne, que Montaigne dispensait, lui aussi, d’une foi déraisonnable la classe cultivée. Pour celle-là seule Bolingbroke continue la lutte de ses devanciers contre les religions positives, et comme eux il s’aide dans ce combat des suggestions des Essais. Bien qu’il ait beaucoup plus de croyances fermes que Montaigne, bien qu’il affirme, en opposition avec lui, l’existence de lois naturelles et la capacité de la raison humaine à les découvrir, il recueille avec prédilection dans les Essais les formules de scepticisme et les abdications de la raison. Il nomme Montaigne dans ses écrits philosophiques jusqu’à seize fois. Il le cite souvent, et en français aussi bien qu’en anglais, Montaigne se présente constamment à sa pensée.

La philosophie de notre XVIIIe siècle sera toute pénétrée du déisme anglais. Elle en sera la fille. Voltaire, comme les déistes, ne verra dans les religions que de grossières supercheries inventées par la cupidité des prêtres, développées par l’ambition des princes. Comme Bolingbroke il jugera nécessaire d’assujettir les peuples à des mensonges pour les diriger. Ses modèles lui montreront comme par surcroît tout le profit qu’il peut tirer de l’alliance de Montaigne dans l’élaboration et dans l’exposé de ses idées. Lui et ses congénères verront en l’auteur de l’Apologie de Sebonde ce que les déistes anglais y avaient vu avant eux : un sceptique qui a démasqué la puérilité de toutes les religions, du christianisme comme des autres, qui a jugé utile de les maintenir pour la masse, mais qui s’est pleinement affranchi pour son propre compte et qui l’aurait déclaré hautement si, en son temps de grossière ignorance, la plus élémentaire prudence ne l’avait obligé à cacher ses véritables sentimens. Et rien n’est plus faux, je crois, que cette interprétation de la pensée de Montaigne, mais elle a été fort répandue. En nous renvoyant Montaigne dans l’édition de Coste, l’Angleterre