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composée de la série multiple et diverse des races et des générations, et ces races et ces générations, échelonnées et dispersées dans l’espace et dans le temps, ne sont jamais, entre elles, en une communication complète. La mémoire de l’humanité est constamment altérée, effacée, entrecoupée par la distance, par la mort, par les mille causes qui empêchent les rapports et brisent les liens.

Si l’humanité était un seul être vivant, sa mémoire, c’est-à-dire la conscience qu’elle a de sa propre existence, l’accompagnerait toujours : l’histoire se confondrait avec le souvenir. Mais, puisqu’elle meurt à chaque génération, le souvenir ne devient l’histoire que par l’effort des générations nouvelles. L’histoire est peut-être la plus puissante manifestation de l’énergie sociale et de la volonté qu’a l’homme de se survivre. L’histoire est une faculté humaine.

En reliant toutes les vies et toutes les expériences individuelles, elle fait de l’humanité un organisme. Par l’histoire, celle-ci est un corps en marche, soumis à une discipline, et qui, relevant et contrôlant sans cesse ses pas, rectifiant ses erreurs, critiquant ses guides, corrige l’instinct par la raison, domine la nature par le calcul et la prolonge par l’art. Ainsi, le progrès est en fonction de la tradition ; toute innovation a sa courbe, son « graphique, » son « dossier, » qui la prépare et qui la contient ; l’histoire c’est le souvenir, c’est l’expérience, c’est la réflexion. Les hommes périraient sans lendemain, comme les mouches d’automne, si les générations n’étaient enchaînées les unes aux autres par l’histoire.


L’histoire a créé l’écriture, ou, plus exactement, le signe. Le signe et l’écriture n’ont d’autre objet, en somme, que d’assurer l’homme, animal historique, contre la perte de l’histoire. Le jour où le pauvre être, à demi simiesque, qui avait tant de mal à trouver sa subsistance et à se retrouver lui-même dans le marécage originaire, s’avisa de faire, avec un caillou, une entaille sur un arbre pour marquer son chemin, le jour où il inscrivit ce repère sur les choses comme un adjuvant à sa mémoire et à celle de sa tribu, ce jour-là, ayant inventé le signe, il avait assuré la continuation des traditions et des techniques ; il avait paré, dans une certaine mesure, aux erreurs et aux régressions : la science humaine était fondée.