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affectés au transport des hoplites. Les triérarques avaient pourvu ces bâtimens d’excellens équipages et accordaient aux hommes embarqués un surcroît de solde payé sur le trésor. Les navires étaient décorés de l’image des dieux et d’ornemens magnifiques ; chaque équipage eût voulu que son vaisseau fût le premier pour l’élégance et la rapidité. L’armée de terre avait été choisie parmi les troupes d’élite ; il y avait aussi une grande concurrence pour les armes et pour les vêtemens, et non moins d’émulation dans le zèle de chacun à remplir la fonction qui lui était assignée. On sentait bien qu’il s’agissait autant d’un étalage de forces et de puissance pour en imposer aux autres Hellènes que d’un armement nécessaire contre les ennemis. Les équipages étant à bord des vaisseaux, toutes les provisions embarquées, la trompette donna le signal du départ. Les prières furent dites, non pas sur chaque navire, en particulier, mais pour la flotte tout entière par la seule voix d’un héraut. Le vin fut versé dans les cratères ; chefs et soldats firent les libations dans des coupes d’or et d’argent. Aux prières de ceux qui partaient répondaient les prières de la foule sur le rivage ; citoyens et alliés, tous priaient ensemble. Après avoir chanté le Pœan et terminé les libations, on mit à la voile... »

Je ne sais s’il est possible de produire une émotion plus profonde avec des moyens plus simples. Rien n’est laissé au hasard, mais nulle recherche. L’autorité de l’homme d’Etat laisse percer à peine l’inquiétude du citoyen ; la netteté sobre du récit ne trahit, par aucun trait voulu, l’attendrissement latent de l’écrivain. Tant qu’il y aura une humanité, elle descendra sur le Pirée, elle sentira l’appréhension de cet inconnu d’une campagne qui commence ; elle partagera les passions dramatiques des Athéniens et de leurs alliés à la minute où le Pœan cesse, où la voile se gonfle pour emporter, vers Syracuse, la fortune de la cité.

S’il était nécessaire de démontrer que l’histoire est un art, ces pages suffiraient : l’imagination les orne, mais la réalité les soutient. Et c’est cette double inspiration, nécessaire à l’histoire, qui fait d’elle un art à la fois puissant et mystérieux. Il n’est pas accessible à tous. Pour le goûter pleinement, il faut, avec la maturité, l’attention et la réflexion. Aussi la gloire de l’historien est lente à venir ; les siècles seuls la consacrent. L’histoire, fille du temps, compte sur lui. Elle attend son