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romantiques. Cela ne détonne point. C’est même étonnant comme le rococo et le gothique 1830, ces deux frères ennemis, se réconcilient aisément et, juxtaposés, finissent par faire bon ménage.

Mais l’endroit unique de la villa, celui où l’on goûte vraiment la volupté italienne, qui sait si bien mêler la nature aux émotions d’art, — c’est la terrasse. Par delà un grand parterre, où fuse un jet d’eau, entre les silhouettes des sapins et des cyprès, gigantesques et sombres comme des obélisques et des pyramides de marbre noir, la face lunaire du lac se décolore lentement. L’air est très doux. Une odeur de foin coupé monte de la prairie. Dans une flambée d’incendie agonisant, le soleil s’abime derrière la crête des montagnes. Alors, la face du lac se ranime : il est lilas, bleu, orangé. Puis, les feux s’éteignent, l’eau morte reprend son aspect lunaire. Le ciel est devenu vert et jaune soufre, et, dans un poudroiement d’or, qui tourne au rouge sanglant, les aiguilles des pins et des cyprès se découpent, avec on ne sait quoi de splendide et de déchirant, qui ressemble aux derniers accords d’une symphonie expirante…

Là-bas, dans la galerie, des violons se lamentent. C’est le concert de tous les soirs. J’écoute par la porte entre-bâillée de la salle de bal, une grande pièce Louis XVI, solitaire et nue, sans autre mobilier que ses banquettes de soie crème, dont les pieds blancs se mirent dans la profondeur frigide du parquet. Avec ses médaillons, ses broderies, ses colifichets de stuc, elle est toute blanche et toute bleue comme une jeune fille en atours. Le long des frises, des danseuses pompéiennes tournent silencieusement dans des envols d’écharpes, de rubans et de gazes flottantes. Personne. Les ampoules électriques du plafond déversent une clarté violente sur le parquet trop brillant, sur les appliques anciennes qui se morfondent contre les murs, avec leurs bobèches trop larges, et leurs bougies qu’on n’allumera plus.

J’écoute. Les violons se lamentent. Dans les hautes glaces en trois morceaux, que ternit une buée vétusté, les danseuses des frises se reflètent, vagues comme des spectres. Sous ce trumeau, voici la console historique, où Verdi écrivit d’inspiration un de ses chœurs… Sanglots romantiques, grâces maniérées du siècle galant, tout ce passé se confond, emporté par un même rythme nostalgique et funèbre. Ah ! la belle nuit, enfiévrée de tristesse et de volupté, et qui va mourir trop vite !…