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ou perdues. Toutes l’ont empêché de croître, de s’élever et s’étendre, comme ces arbres malheureux qu’on mutile dans tous leurs rameaux et qu’on ploie avec effort en cent manières pour un usage qui ne dut pas être le leur. L’homme n’est imparfait et méchant que parce qu’il a quelques passions et ne les a pas toutes. Ses passions ne sont mauvaises que lorsqu’elles sont détournées de l’objet fait pour elles ou qu’elles ne sont pas combinées les unes avec les autres dans leur proportion convenable. Selon lui... » Joubert n’a point achevé sa phrase. Il reprend : « En effet, l’homme éclairé aïant des jouissances plus nombreuses, plus étendues et mieux dirigées que celles des autres hommes a plus qu’eux toute sa nature, comme celui qui a tous ses sens existe plus que celui-qui n’en a qu’un ou deux. Aussi il faisoit consister « le principe unique de la félicité d’un être » dans le développement entier de toutes ses facultés. »

Voilà ce que Joubert nous a conservé du système de Raymond Dardenne. C’est le système d’un homme qui tient de son époque ; d’un homme qui, avec ses contemporains, est finalement optimiste et, de principe, eudémoniste ; d’un homme plein de jeunesse et de santé qui a du plaisir à l’épanouissement de tout son être et qui, à ce plaisir, emprunte sa notion du bonheur ; d’un homme ingénieux et très intelligent qui, devançant les psycho-physiologistes, envisage de même l’harmonie morale et la santé des organes, laquelle résulte, on le sait, de leur équilibre. Mais Dardenne mourut avant d’avoir promulgué son évangile, avant de l’avoir vu se perdre comme d’autres qui devaient sauver le monde et ont laissé le monde incurable.

Cette espérance de l’universelle guérison, comment la concilier avec la pessimiste rigueur de ce théoricien qui, tous les matins, donne au peuple la bastonnade ? Joubert semble s’être aperçu de cette contradiction, quand il écrit, sur le même feuillet : « Ceux qui veulent tout ramener à l’égalité naturelle ont tort. Il n’y a point d’égalité naturelle. La force, l’industrie, la raison élèvent des différences entre les hommes à chaque pas. C’est le chef-d’œuvre de la raison humaine. » Sans doute n’at- tendait-il pas une prompte réussite des nouveaux idéologues ; il écrivait : « O noble espèce humaine, combien d’années, de lustres et de siècles s’écouleront avant que tu touches au point au delà duquel est la perfection ? » Puis : « Il n’est presque point de philosophe qui ait de principe. Parcourant leurs écrits,