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magnétisme que possèdent tous les grands conducteurs de foules. Je dirai plus : peu d’hommes ont eu au même degré le privilège inappréciable d’imposer autour de soi leur volonté sans l’ombre d’effort apparent, simplement en vertu de leur pouvoir naturel de domination. Mais à ce pouvoir s’est toujours ajouté, chez l’ancien tourneur de Wetzlar, un ensemble de qualités pratiques dont lui-même nous a donné tout à l’heure un échantillon, en nous racontant les motifs qui l’avaient porté à ne pas se dénoncer devant sa mère comme le véritable auteur du larcin imputé par Mme Bebel à son jeune frère. Ce chef tout-puissant était avec cela avisé, circonspect, doué d’une ténacité et d’une énergie merveilleuses. Entré dans la vie politique dès 1860, il n’en avait pas moins réussi à poursuivre son métier d’artisan ; et d’année en année, plus tard, ni les soins de la direction de son parti, ni les congrès de plus en plus nombreux aux quatre coins de l’Allemagne, ni même une respectable série de séjours en prison n’avaient empêché l’ex-ouvrier devenu patron de faire prospérer l’atelier fondé par lui dans un faubourg de Leipzig.


Aussi bien ses Souvenirs nous apportent-ils un témoignage saisissant de l’obstination avec laquelle ce parfait organisateur procédait à la poursuite de chacune de ses fins, publiques ou privées. Un long chapitre de ces Souvenirs, et peut-être le plus intéressant de tous, est consacré au récit de sa lutte contre l’élève et successeur de Lassalle, l’infortuné Jean-Baptiste Schweitzer. C’était, ce Schweitzer, un homme d’une intelligence et d’une activité remarquables, qui avait repris à la fois et la doctrine socialiste de Lassalle et la fâcheuse tendance de celui-ci à ne reculer devant aucun moyen pour satisfaire une très ardente ambition personnelle. Mais surtout il se trouvait être le maître d’un immense parti d’ouvriers allemands, dressé vis-à-vis de celui qu’avait, en somme, fondé et organisé le jeune Bebel : d’où, pour ce dernier, la nécessité d’anéantir ce rival redoutable, afin de devenir ensuite le seul chef d’une armée où viendraient se fondre les troupes commandées jusque-là par Schweitzer. Et bien que Bebel, dans ses Souvenirs, s’abstienne le plus possible de nous montrer la part qu’il a prise lui-même à la ruine de l’héritier de Lassalle, nous devinons aisément que nul autre que lui n’est l’auteur des coups, de plus en plus meurtriers, qui pendant dix ans n’ont pas cessé de s’abattre sur son adversaire, jusqu’au jour où, vers 1874, celui-ci a enfin été forcé de s’avouer vaincu. Impossible d’imaginer un spectacle plus émouvant que celui de cette lutte sourde, continue, implacable,