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pas comme manœuvres, exigent par journée de travail ? Des 5 et des 7 francs, monsieur ! Savez-vous combien me coûtent, par mois, les trois masures que j’ai transformées en magasin ? 600 francs, monsieur ! Et dans le bled, quand des troupes y ont fait séjour, allez donc acheter de l’orge à moins de 20 francs le sac, des bœufs à moins de 150 ou 200 francs chacun ! Essayez d’avoir des chameaux de charge à moins de un douro par jour ! Informez-vous des prix des terrains que les spéculateurs ont accaparés ! Depuis deux ans que je suis au Maroc, monsieur, le douro qui était à 160 ne vaut plus que 115[1] ! S’il n’a pas la chance d’être admis aux fournitures administratives, ou s’il n’a pas la clientèle des postes, le colon, le commerçant ou l’industriel n’a plus qu’à se faire marchand de goutte, ou à tripoter comme tant d’autres. Et quand on est Français, monsieur, on n’aime guère vendre des camelotes avariées, prêter à la petite semaine, ou céder aux dissidens des fusils volés et des cartouches à quinze sous pièce ! — Soit, mais la crise sera passagère, insinua Pointis. Et la richesse agricole du Maroc... » Le commerçant ricana : « Oui, je sais : les terres noires, les moissons plus hautes que les hommes, la fertilité extraordinaire, les nuées de troupeaux ! Et après ? Les terrains fertiles et facilement cultivables sont presque tous occupés par les tribus. Dans ce pays sans cadastre, sans notaires et sans receveurs d’enregistrement, l’acheteur est toujours exposé à la mauvaise foi de témoins cupides et de cadis vénaux. Croyez-vous que les paysans de chez nous vont accourir en foule pour défricher les déserts de cailloux et de palmiers nains ? Dépossédera-t-on les indigènes au profit des immigrans ? Ceux-ci pourront-ils se passer d’ouvriers agricoles qu’ils devront payer plus cher qu’en France ? Que feront-ils de leurs récoltes ? Le paysan marocain les garde dans ses silos, ou les transporte sur des chameaux jusqu’à Rabat et Casablanca ; mais le paysan français aura besoin de routes et de chemins de fer. D’après la ligne stratégique du bord de la mer, vous pouvez comprendre que les communications intérieures ne seront pas, de longtemps, faciles et peu coûteuses. Sans routes, sans voies ferrées et sans ports, que vaudront les mines après lesquelles on court ? Et les adjudications internationales ? Et l’égalité douanière ? Et les protégés étrangers ? Mais, monsieur, c’est seulement à la présence

  1. Cent francs en monnaie française valaient 160 francs en monnaie marocaine. Le prix de la vie a donc augmenté d’un tiers en deux ans au Maroc.