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trahissant le petit bruit et la lutte inégale des pauvres hommes perdus dans ses plis. La majesté de la lumière lui manque également ; une clarté terne tombait, avec une pluie fine, de nuages très bas. Avant de disparaître sous l’horizon, le soleil les perce un moment ; une tramée de lumière verdâtre court sur les derniers blés avec des irisations d’arc-en-ciel et allume comme des torches les fûts blancs d’une lisière de bouleaux. Nous rentrons dans la forêt qui couvre encore un tiers de cette province et la couvrait tout entière il n’y a pas un demi-siècle. Les taches sombres des sapins y alternent avec les raies argentées des trembles et des bouleaux.

Dans l’eau dormante des marécages qui croupissent sous bois, les vieux arbres écroulés de vétusté, les branches reverdies dans les plaques humides, les roseaux et les herbes folles couvrent partout le sol ; une flore éblouissante, églantines, acacias, anémones aux teintes douces, foisonne au bord des eaux où flottent les nénuphars et les iris ; c’est la fermentation puissante d’une nature vierge, d’une nature aqueuse qui vous enveloppe de bouffées de vie et fait battre le sang plus ardent au cœur du passant.

La nuit vient bientôt nous en priver ; ils nous sont rendus plus loin par de grands feux de bûcherons dans une coupe ; les pyramides de bûches d’argent et les troncs encore debout apparaissent éclatans dans les flammes rouges et dans le miroir embrasé des marais.

Avant ces hommes, nous n’avions rencontré que de rares êtres vivans durant ces six heures de route : un colporteur juif pliant sous sa balle, quelques paysans accroupis dans leurs télègues ou à califourchon sur leurs droghis, chariot primitif fait d’une poutre jetée sur deux essieux. Pelotonnés sous la pluie dans leur touloupe de laine brune, ils nous saluent au passage et suivent nos figures étrangères d’un regard placide et vague. A l’entrée des bois, un tabor de bohémiens campe dans la prairie ; les petits enfans tsiganes sortent tout nus des tentes et courent après notre voiture en mendiant quelque monnaie. Une superbe fille sauvage, à peine couverte d’une loque, nous aperçoit et bondit jusqu’à nous en tendant la main : elle danse sur un rythme endiablé, avec un frissonnement de tous ses nerfs et de furieux sourires ; une vraie statue de la jeunesse asiatique, quelque bacchante suivant Dionysos, aux jarrets de