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industriels et commerçans des cinq villes, estimé de tous. Nous comprenons que cette volonté, trempée dans les plus dures épreuves, ne se détende guère, que cette âme se soit repliée, que la sensibilité y soit refoulée. Nous comprenons Darius et nous mesurons notre estime à ses mérites. Mais Edwin, ce charmant adolescent, ne comprend pas ; il ne peut pas comprendre. Il ne voit de son père que les apparences de froideur et de dureté ; il a contre lui mille griefs et le juge en toute rigueur. A cet enfant sans mère jamais il n’a été donné une marque de tendresse, et à mesure qu’il avance en âge, aucun égard, rien n’atteste dans la conduite paternelle le moindre souci de sa jeune personnalité. Manifeste-t-il une vocation ? Ces enfantillages ne méritent pas qu’on y prenne garde, et tout ce qu’il peut dire est non avenu : Darius Clayhanger feint de ne pas entendre ; on n’en parle pas. Edwin n’ose plus parler, en effet ; mais un jour, longtemps après ses premières ouvertures, il écrit. Oui, il en est réduit à cet expédient : écrire à son père, qu’il voit constamment, dans les ateliers où ils travaillent ensemble et dans la maison. Il s’est armé de courage ; il a pris une décision héroïque. Son père n’a pas fait une allusion à sa lettre. Alors, il s’est décidé à affronter l’explication, et, profitant de ce qu’ils restaient seuls, à la fin du déjeuner, il a demandé : « Je suppose que vous avez lu la lettre que je vous ai écrite, père, au sujet de ma carrière dans l’architecture ? » Puis il s’est mouché pour cacher sa confusion. Il ne revenait pas lui-même de l’audace de ses paroles. Il s’imaginait rester tout à fait calme et maître de lui ; mais il n’en était rien : ses nerfs étaient tendus à l’extrême. Darius ne répondit pas. Edwin voyait son visage s’assombrir et sa lèvre inférieure retomber lourdement. Son regard dur ne se posait pas sur Edwin : les yeux fixés sur la fenêtre, il regardait dans le vide. Edwin sentit défaillir son fier courage.


« Alors, vous abandonneriez l’imprimerie, murmura Darius quand il eut fini sa mastication. Il y avait des menaces dans sa voix chargée d’émotion féroce. — Ma foi !... » dit Edwin, tremblant. Il pensait qu’il n’avait jamais vu son père si terriblement intimidant. Il restait terrorisé devant cet air mauvais et sombre. Il lui fut impossible de dire un mot de plus. La voix lui manquait : c’était une crainte physique aussi bien que morale. Il réfléchissait : « Je m’attendais bien à une scène ; mais je ne croyais pas que cela tournât si mal ! » Et une fois de plus son père restait pour lui une déconcertante, une indéchiffrable énigme.