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tragique, que cette créature naïve et simple, avec le regard bien droit de ses yeux, leur franchise amicale, leur foi aux apparences, cette créature intacte et sans expérience du monde, dût se transformer bientôt et devenir un homme, rusé, incrédule, dénigrant. Des yeux déjà vieillis auraient pu se mouiller de larmes devant la simplicité de ces yeux-là. »

Il nous suffit d’entrevoir Alicia Orgreave pour ne plus oublier la bondissante et rougissante fillette avec sa crinière nouée dans le dos et « la délicieuse gaucherie de ses douze ans, » toujours indécise entre l’impertinence et la timidité. Regardons surtout dans la grâce espiègle de sa seizième année cette Sophia Baines dont nous verrons plus tard l’imprudence et les épreuves. Elle se pare pour l’instant des robes de sa mère et joue à la dame devant une glace. Mais ce n’est pas le plus piquant spectacle que nous offre son charme déconcertant d’enfant terrible. Elle peut improviser de bons tours avec une impayable gaminerie, et quelle jeune fantaisie éclate dans ses malices ! Représentez-vous la scène où « Samuel Povey, l’employé modèle des Baines, le pilier de leur boutique et le véritable remplaçant du maître malade, se trouve en proie à une rage de dents entre les deux jeunes filles de la maison. Mrs Baines est sortie ; Samuel se tord et geint. Ces demoiselles trouvent enfin la clef de l’armoire à pharmacie et dans l’armoire une fiole de laudanum. Elles préparent à Samuel Povey un bain de bouche qu’il garde un instant et se décide à avaler. Puis il s’endort sur le divan où ses infirmières l’ont installé, une housse de fauteuil autour du cou. Et il s’endort la bouche grande ouverte. Contemplons Samuel Povey dans cette gracieuse posture. Il dort maintenant, le poltron que ses souffrances de plusieurs jours n’ont pu décider à affronter les pinces du dentiste. Il dort calmé, oublieux de l’ennemi toujours présent qui sans doute le réveillera bientôt. Et il fait entendre un ronflement horrible. Sophia s’approche avec précaution, « comme elle ferait d’une bombe, » et regarde dans la bouche : voici l’ennemi. C’est trop drôle ! Elle appelle sa sœur, et toutes les deux explorent l’étrange paysage. Dans un coin à droite, un fragment de dent vacille à chaque souffle du dormeur, et il est visible que la longue union de cet organe et de son propriétaire touche à sa fin. Sophia se précipite sur les pinces de la machine à coudre, et tandis que sa sœur, un verre sous le nez, renifle les traces de la potion pour apprécier