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avec ses duretés et ses douceurs, ses joies et ses peines, sans que l’intermédiaire d’aucune conception ne soutienne ou n’atténue leur puissance de sentir et ne les détourne, ne les détache ou ne les console.


IV

Mais essayons de pénétrer plus avant dans les destinées dont M. Arnold Bennett nous retrace minutieusement l’histoire et d’expliquer d’abord le désastre de Sophia, ou plutôt, — car cette femme, après une faute qu’elle paie fort cher, fait en somme assez bonne figure dans le monde, — l’échec d’une vie qui a manqué le bonheur. Sophia a cédé à un entraînement de la passion. Nous ne trouvons guère chez les romanciers anglais (exception faite pour l’œuvre, si singulière à tous égards, de George Meredith) qu’une seule manière de concevoir la jeune fille devant l’amour : ils nous la montrent absolument indéterminée et passive. Dans nulle autre littérature, il me semble, on ne voit mieux que là, sous leur grâce parée de fleurs, la sève élémentaire qui fait pousser si droites ces jeunes plantes ; nulle part ne se manifeste avec plus de force l’instinct primitif, où ne se trahit plus ouvertement le vœu de la nature. « Elle ne savait pas ce qu’elle faisait ; elle n’était rien autre chose que l’exquise expression d’un profond instinct d’attirer et de charmer. » Et c’est ce même instinct qui fait qu’elle est charmée. On a vu quelle « banale occurrence » avait été ce « miracle accompli spécialement pour Sophia : » l’éternelle cause et l’éternel effet. Schopenhauer romancier n’aurait pas mieux dit, et surtout il n’aurait pas dit autre chose. Ces jeunes filles, Sophia, Hilda, sont amoureuses du premier homme que la destinée met sur leur chemin, ou du plus habile. Faut-il s’étonner que ce soit un aventurier comme Gerald Scales, comme George Cannon ? Donc la vive et orgueilleuse Sophia Baines est tombée dans les filets du mauvais oiseleur Gerald Scales. Elle a dix-huit ans ; elle est espiègle, charmante et volontaire. Elle paraît au commis voyageur en tournée une conquête très désirable. Et la conquête ne sera point longue ni difficile, car Sophia est de celles qui se jettent tête baissée et sans rien entendre dans leurs folies. Elle est de celles aussi qui en acceptent toutes les conséquences. Et voilà comment, mal mariée, abandonnée par son