Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/88

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
84
REVUE DES DEUX MONDES.

ouverts, il fait sa prière. Cinq fois il s’agenouille et se prosterne sur le sol. Peut-être n’apporte-t-il dans cette obéissance à l’heure qu’une accoutumance machinale. Mais cette accoutumance même est une force qui le plie, sauf résistance. Ainsi seul dans le paysage vide, les bras ouverts, comme si pour la première fois il prenait possession de la beauté du ciel et de la terre, et puis prosterné cinq fois dans l’humilité de la gratitude et de l’adoration, il semble répéter le geste du plus ancien de tous les hommes. La nouvelle créature, jetée dans l’univers, ne dut-elle pas voir avec épouvante la nuit ensevelir dans l’ombre le premier de ses jours ? Ne crut-elle pas sentir la terreur de la mort dans le poids du sommeil qui la couchait à terre et lui fermait les yeux ? Ne vit-elle pas avec ravissement se lever l’aurore ? Je croyais la voir quand, à l’aube naissante sur la route de Fez, le chamelier, face à la lumière, ouvrait ses bras et puis se prosternait cinq fois.

La prière règle le jour, elle règle l’année. C’est le ramadan : le jeûne obligatoire, les jours engourdis de faim et de fatigue suivis du tintamarre nocturne ; le facile ramadan d’hiver et le rigoureux ramadan des années où le jour d’abstinence est chaud et long. C’est l’Aïd El kebir, la fête du mouton, précédée des semaines où dans l’affairement des souks les béliers s’achètent. Par tous les chemins, sur les pistes vides, on voit les hommes des villages retournant chez eux portant à pleins bras la bête tranquille qu’il faut sacrifier au jour de fête. Toujours l’image biblique. Dans une vapeur de poudre, un délire de danses, un vacarme splendide de musettes aiguës et de tambourins, c’est le long cortège des pères montés sur les mules et qui tiennent plantés sur leurs genoux leurs fils, les garçonnets parés pour la circoncision. De toutes les tribus environnantes, les villages amis et ennemis ont envoyé leur contingent. On dirait un cortège de guerre, mais pour un jour c’est la paix : la poudre ne crépite que pour le triomphe religieux et la joie. Les garçonnets par-dessus les djellab rugueux des pères dressent leurs petites têtes noires pleines de curiosité et de fierté. Au cou ils ont des colliers de jasmin. Et le soir venu, on voit revenir le grand cortège tout apaisé : les fusils sont tranquilles en travers des selles. Les enfans circoncis, écroulés, petites loques souffrantes dans les plis des burnous, poussent de petits gémissemens. On les voit, inertes paquets blancs, secoués au pas des mules. Les