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appartiennent aux beys, qui forment la classe dominante de la population. Sur ces domaines, des métayers demeurent leur vie durant et cultivent le sol. Ils reçoivent une moitié ou les deux tiers de la récolte, selon les régions. Parmi ces grands propriétaires, quelques familles, dans chaque partie de l’Albanie, se sont élevées avec le temps, et leur influence s’exerce sur les autres notables. A Vallona, la grande famille est celle des Vlora, ou Vlorha, déformation, dit-on, du nom de Vallona. Le chef de cette famille est l’ancien grand vizir Férid pacha. Ses terres se comptent par heures de marche ; son palais est en ville, mais fort délabré, car il séjourne peu volontiers ici où on l’accuse de mille exactions. Aussi est-ce son cousin pauvre qui a hérité de l’influence traditionnelle des Vlora, et Ismaïl Kemal s’est depuis longtemps posé en chef. Sous l’ancien régime, il avait comme programme l’indépendance de l’Albanie. Dès l’instauration du régime jeune-turc, il se proclama « osmanlis, » mais adversaire d’Ahmed Riza et de ses amis : il s’allia à l’Union libérale, puis en devint le président et, en face du système centralisateur d’Union et Progrès, réclama la décentralisation et l’autonomie. Tous les beys de la région, jusqu’à Berat et El-Bassam, sont ses amis et ses partisans, et l’on peut dire qu’il fit, dans cette partie de l’Albanie, l’union de la classe dirigeante contre la Jeune-Turquie. Celle-ci s’en vengea en 1909 : après le mouvement de réaction de Constantinople et la victoire des Jeunes-Turcs, ceux-ci impliquaient les beys de Vallona dans un complot et les inculpaient de trahison ou de réaction. La plupart durent fuir à l’étranger ou dans les montagnes. Aussi peut-on croire que c’est avec un plaisir sans mélange qu’ils mirent à leur tour à la porte les représentans de la Jeune-Turquie pour prendre le pouvoir, ou ce qui en a l’apparence.

Cette classe de la population est fort différente des beys des montagnes du Nord. Ces derniers n’ont eu aucun contact avec l’Occident, ils l’ignorent. Les beys de Vallona y sont allés et parlent parfois l’italien, l’allemand ou le français ; ils ont des lumières sur le monde extérieur à l’Albanie et possèdent un vernis de culture ; musulmans, ils ne sont pas fanatiques, et certains comme Ismaïl Kemal se disent amis des orthodoxes grecs. Très consciens de leur nationalité albanaise, ils ont l’ambition d’être maîtres chez eux et de parvenir à leurs desseins, en