Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/92

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
88
REVUE DES DEUX MONDES.

écrit un petit grimoire : l’olivier, seul bien parfois du pauvre, retient dans ses branches comme une toison d’étranges choses, des bouts de papiers, des queues de rats, de souris, des sonnailles, des têtes d’oiseaux : son tronc rugueux est la maison des esprits. Quand ses feuilles tremblent au vent ou miroitent au soleil, c’est qu’un génie invisible les secoue. De toutes ses dévotions, le pauvre a fait une arche où il est entré comme Noé avec tous ses biens ; il s’y hasarde, secoué sur un monde en tumulte, et il va contre la destinée précaire, inclémente. Le culte des images lui est défendu, mais ses mains avides ont senti dans l’air d’invisibles branches de salut. Ses oreilles ont surpris la résonnance des voix des esprits, les djnounn qui décrètent, selon leurs incompréhensibles caprices, la joie et la douleur. Ils en sont les maîtres insaisissables, inexorables ; il faut capter leur clémence ; les vies frêles qu’une mère chérit sont leurs jouets.

Revenez-vous au petit village, y apportez-vous un peu de quinine, des sucreries, bientôt vous saurez qu’ils « ont tous des noms, » les hommes, les femmes, les choses et les esprits. Entendez-vous un jour les lamentations qui montent du gourbi où le deuil a passé : les djnounn malfaisans sont vainqueurs : nulle invocation n’a fléchi leur malice, un enfant est mort : une poitrine de femme pousse le hululement de la détresse ; le petit cadavre, posé à terre, sur la natte, dans son linceul, porte encore au cou les amulettes qui n’ont pas fléchi le sort. Sur sa tête rasée, la mèche de cheveux laissée pour les doigts de l’ange Gabriel quand il viendra chercher l’hôte du paradis, pend de côté. Et pour l’assemblée gémissante des femmes rangées en cercle autour du petit mort, une scène invisible se poursuit. Une vieille mère à la tête branlante, plus sage, plus silencieuse, plus familière avec les caprices du destin, vous montrera, muette, un doigt sur la bouche, l’ouverture du petit toit de chaume par où s’envolent les djnounn avec leur proie. Au même village, le même jour au gourbi voisin, c’est la joie, les tams-tams annoncent des fiançailles, les bêtes ont mis bas heureusement ; les invisibles esprits manifestent leurs caprices heureux. Les cris stridens, les musiques désordonnées célèbrent leurs volontés arbitraires. Que nous voilà loin de l’impassibilité musulmane, du rythme immuable de vie simple et muette que nous avions perçue, du culte viril qui semblait d’abord être