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prière de celui qui est né de sa chair et de son sang. Il la transmet au Tout-Puissant. Bénissons l’envoyé, bénissons le Marabout. » Le marabout disait aux gens du village : « Apportez-moi à manger. » Avec révérence, les hommes et les femmes du douar déposaient au seuil de sa tente des figues, des dattes, des olives, la pyramide de couscouss. Au marabout on consacrait le lait de la plus belle chèvre. Et les hasards de la vie devenaient bientôt ses miracles. Sur sa tête, en sa personne se concentraient tous les espoirs et toutes les craintes. Il était saint, c’est-à-dire tout-puissant. Content des offrandes qu’il recevait, il pouvait à son gré faire descendre sur la contrée toutes les prospérités, enchaîner les djnounn et commander aux esprits bienfaisans de descendre par la petite ouverture des toits dans les gourbis. Le bouc avec ses yeux rayés et ses bêlemens diaboliques ne pouvait plus jeter ses sorts. D’espérance en espérance, on s’en remettait à lui de voir la pluie rafraîchir les champs brûlés ou les blés se dorer au soleil. Mais si, mécontent, il suspendait ses prières et ses bénédictions, alors le mal n’était plus conjuré, les djnounn et toutes les créatures inquiétantes exécutaient ses vengeances. On avait beau égrener les chapelets, enfiler au cou des enfans les colliers d’amulettes, réciter les formules d’obéissance et de prière qu’il avait enseignées, tenir sur sa poitrine le grimoire, où il avait inscrit une lettre, une seule lettre dont il ne révélait pas le sens. C’en était fait, c’était la pluie et le sec à contre-temps. Si les bêtes mouraient, c’est qu’il les avait condamnées. On cherchait à lire dans ses yeux ses volontés arbitraires, comme on avait cherché à déchiffrer, à deviner les caprices des djnounn et les présages quand les oiseaux noirs passaient. Descendant de Mahomet, chérif, marabout, roi des âmes, il prenait possession de son royaume.

Imposteur parfois, il arrivait aussi qu’il fût saint vraiment et pénétré des devoirs que lui imposait sa descendance. Aux plus pauvres que lui, il se montrait secourable et partageait avec eux le surplus des offrandes. Il avait appris à soulager et parfois à guérir certains maux. Sous ses mains des plaies se fermaient. Il parlait de patience, d’aide mutuelle, et récitait les versets du Coran qui prescrivent l’aumône. Dans les discordes, de gourbi à gourbi, on le prenait pour juge. Sa renommée s’étendait. Le chérif, fils des chérifs, le marabout avait élu asile près de tel village, les lieux qu’il favorisait de sa présence