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pleine « affaire Dreyfus ; » les passions les plus violentes divisaient entre eux les Français, et l’on apercevait, dans cette tourmente politique et sociale, un mélange incroyable, chez les mêmes hommes, des sentimens les plus nobles avec les moins avouables ; dans de telles crises qui sont, pour parler comme Anatole Leroy-Beaulieu, de véritables « guerres civiles morales, » qui retentissent jusque dans l’intimité des consciences, le plus difficile n’est pas de faire son devoir, mais de savoir où est le devoir. Pour Anatole Leroy-Beaulieu le devoir fut avec tout ce qui unit contre tout ce qui divise, contre tous les « blocs, » contre tous les « anti ; » il voyait avec chagrin s’amonceler, entre Français, des haines qui ne pouvaient manquer de se traduire par de longs troubles civils et par un affaiblissement du rayonnement extérieur de la France. Les haines s’engendrent les unes les autres. Dès 1897, parlant à des catholiques sur l’antisémitisme, il condamnait avec vigueur « l’action actuelle de la franc-maçonnerie comme nuisible à la patrie française, funeste à la société contemporaine ; » mais il mettait son auditoire en garde contre les périls de l’antisémitisme : « Les violences des uns ouvrent la voie aux violences des autres. On commence par le juif, on finit par le jésuite. Prenez garde que l’histoire ne se répète encore. »

En 1902, la prophétie se réalisait ; on était en pleine crise d’anticléricalisme et Anatole Leroy-Beaulieu se désolait de tant de germes de division semés entre Français « L’anticléricalisme se retourne, en quelque sorte, contre le protestant et le juif... Chaque campagne anticléricale ranime et l’antisémitisme et l’antiprotestantisme. C’est, à mes yeux, une des raisons de repousser, résolument, l’anticléricalisme. J’oserai dire : semez l’anticléricalisme et vous récolterez l’antiprotestantisme et l’antisémitisme, car la guerre appelle la guerre, et l’intolérance, l’intolérance. » Un pouvoir libre de toute passion confessionnelle, tel est, selon lui, le meilleur remède. Dans l’état actuel de la France, toutes les tentatives qui, sous prétexte d’unité morale, aboutissent en fait à l’oppression d’une minorité, sont nuisibles à l’intérêt national : l’égalité devant la loi est la seule sauvegarde. « Liberté, tolérance, paix, » telle est, ici, comme dans tous ses livres, la conclusion d’Anatole Leroy-Beaulieu. A tout ce qui nous divise, opposons le patriotisme qui nous unit.