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les outils préférés de ces travailleurs du désert. Groupés par des sympathies de familles les piétons faisaient contraste, dans leurs souquenilles grisâtres, avec les cavaliers solennels. Leur misère s’affirmait dans les turbans étriqués, dans les faces hâves, dans les fusils branlans. La plupart, trop pauvres pour posséder même d’antiques moukhalas, brandissaient les bâtons avec lesquels ils conduiraient les troupeaux razziés. Tous avaient le poignard en sautoir, pendu à des passementeries crasseuses. Et leur cohue indisciplinée, avide et bavarde, évoquait dans l’imagination toujours en éveil de Pointis la ribaudaille et les chevaliers des combats moyenâgeux.

Soudain, cette troupe hétéroclite se précipita. Le chef du service des Renseignemens de la colonne apparaissait derrière son escorte de goumiers que signalait un fanion verdâtre, orné d’une queue de cheval délavée. Grand maître des partisans, dispensateur souverain des futures dépouilles, des brevets de caïd et de cheikh, son arrivée était saluée par les marques exubérantes d’un servile respect. Il distingua par une étreinte protectrice quelques mains de courtisans particulièrement connus, dispersa des complimens et des bénédictions, et proféra d’une voix martiale des ordres méticuleux. Aussitôt les cavaliers s’élancèrent vers les crêtes dans un galop de fantasia ; les fantassins les suivirent en trottinant, pour tendre autour de la zone de marche un immense réseau protecteur : « L’étape ne sera pas troublée, » murmura Pointis qui admira ce déploiement correct et rapide. Il savait en effet depuis longtemps que l’audace des partisans dans le rôle d’éclaireurs croit en raison inverse de la proximité de l’ennemi.

Cependant, la cavalerie régulière, qui suivait en bon ordre sur le chemin, s’éloignait déjà dans un nuage de poussière où se brouillaient les complets kaki des chasseurs d’Afrique, les vestes rouges des spahis, les manteaux bleus des goumiers. L’avant-garde apparaissait au point initial, annoncée par une rumeur joyeuse. Goumiers à pied de la Chaouïa, tirailleurs sénégalais, jacassaient en marchant d’un pas élastique, ravis d’aller enfin régler avec « les Marocains » un compte séculaire de rancunes. Leurs turbans blancs, leurs chéchias rouges papillotaient dans les taillis rabougris de lentisques et de chênes verts qui, vus de l’éminence où Pointis était assis, faisaient songer à quelque prairie émaillée de marguerites et de coquelicots.