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camp semblaient se plaire, par leurs prétentions exagérées, à rendre les transactions impossibles. Tandis que, autour des tentes, cuisiniers ou chefs de popote étaient chaque jour effarés par les prix de famine exigés pour les volailles et les œufs, l’officier d’approvisionnement se débattait pendant des heures contre les offres ondoyantes de quelques vendeurs avides et têtus. Comme s’ils étaient délégués par leurs frères pour explorer jusqu’à leurs dernières limites l’inexpérience et la générosité des Roumis, ils cotaient à des sommes extravagantes les bêles faméliques et minables qu’ils venaient offrir à regret. Et, dans leurs finasseries sans vergogne, ils se montraient aussi redoutables que les plus rusés des maquignons.

Ces duels économiques avaient en Pointis un spectateur assidu. Il espérait acquérir ainsi l’expérience qui lui manquait encore pour fixer sa décision et préciser ses projets. Il pesait les moutons et les bœufs, évaluant le rendement de leur laine et la valeur de leurs peaux, supputait les prix d’achat et de transport, échafaudait parfois de vertigineux profits. Mais l’officier d’approvisionnement le rappelait à la réalité : « Nous sommes trop bons, monsieur, et ces gens-là nous grugent. Comprenez-vous cela ? 200 francs, des bœufs qui en vaudraient 60 à Madagascar et 15 au Laos ! On nous a recommandé de ne pas trop chicaner sur les prix afin d’attirer les indigènes et de créer un courant commercial ; ils en profitent sans pudeur ! — Avouez qu’ils auraient tort de se gêner. — Sans doute ; mais ils nous trouveraient plus malins et plus respectables si, après avoir razzié les animaux dont nous avons besoin, on leur en donnait un juste prix. — Ils mettraient alors leurs troupeaux hors d’atteinte, et leurs douars aussi. — Bah ! on les attraperait tôt ou tard. En attendant, ces générosités, politiques sans doute, sont de fâcheux précédens qui gêneront beaucoup les colons. — Les conséquences en seront passagères. Vos fournisseurs vous tiennent la dragée haute parce qu’ils spéculent sur votre disette, qu’ils peuvent facilement s’entendre et qu’ils trouvent plaisant de vous faire payer en réalité leur contribution de guerre. Mais quand une paix définitive aura fixé les tribus, le nombre des vendeurs fera diminuer les prétentions, une concurrence acharnée dressera les uns contre les autres ces Marocains avides, et il y aura de beaux jours pour les Européens. — Ou pour les Juifs, » résuma l’autre qui professait pour la conquête marocaine un enthousiasme modéré.