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habitans et l’anecdote d’une destinée dirigée par elle. Le voyage italien déroule les pays augustes et jolis, les horizons d’histoire et les intentions des artistes.

Conquête des hommes, — et des grands hommes, non de la multitude avec qui l’on est orgueilleux : — Wagner, Tolstoï vivant et les Trois hommes, Pascal, Ibsen et Dostoïevsky. Ce sont les héros et les saints de Caërdal ; et il en a d’autres : ce sont du moins ses préférés. Notons qu’il admire Tolstoï et l’aime. On s’attendait peut-être que son esthétique et l’éthique de Voici l’homme le rapprochât plutôt de Nietzsche. Or, il est sévère à Nietzsche ; il écrit : « Les livres de Nietzsche sont des essais au chef-d’œuvre ; mais cet Apollon est toujours en cage ; il fait le dieu, en vrai Phébus d’université, à besicles d’or : tout de même, son char est une chaire, et son Pégase une rosse allemande harnachée de lexiques in-folio. » La préférence accordée à Tolstoï contre Nietzsche est significative et, en quelque mesure, montre que Caërdal ne se confine pas volontiers dans une littérature inactive. Mais n’allons pas le croire tolstoïen, non plus. Tolstoï l’a tenté. Le volume intitulé Tolstoï vivant, où il a réuni plusieurs essais de dates différentes, indique les tribulations du zèle qu’il a eu pour l’auteur d’Anna Karénine : essais contradictoires, l’un « pour Tolstoï, » un autre qui hésite « pour et contre Tolstoï, » et le dernier « contre Tolstoï. » Puis, après cela, quand le vieillard est parti de chez lui afin d’aller mourir en vagabond selon ses principes, une « prose de l’évasion, » rythmée comme un poème, le célèbre : « Le Vieux aux gros sourcils (qu’ils soient buissons à la Saint-Yves, pour que les bouvreuils y nichent) cherche dans la forêt un coin pour sa hutte d’ermite. Ses cheveux blancs sont plus blancs, et plus blanche sa barbe blanche ; et plus gris ses yeux d’eau sur le sable, comme l’écorce du bouleau par la pluie d’avril, ou comme les prunelles de la lionne caressante. Déjà le visage du saint anachorète s’illumine ; et les ailes des anges fleurissent dans ses rides… » Puis, quand Tolstoï est mort, il y a (troisième série des essais Sur la vie) le dialogue si beau, d’une si grave poésie, des chênes d’Yasnaïa Poliana : « Dors, à présent, vieux homme noueux. Le vent ne mêlera plus les écheveaux de ta barbe blanche, comme la barbe de Jupiter pendue à la fourche des branches. Pour nous, frères chênes, gardons notre père Tolstoï, sur le tertre, d’une grandeur unique par le site, qui domine la plaine infinie… » On trouvera de pareilles beautés intelligentes et de pareilles musiques dans les chapitres que M. André Suarès a composés touchant Pascal, Ibsen et Dostoïevsky.