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une patience et une intelligence à toute épreuve. Je vous assure que nul jugement ne m’inspirait plus de confiance et de sécurité que le sien, tant je lui voyais une conscience délicate et une âme illuminée de la vraie lumière. Je ne redoutais pour elle, avec une crainte un peu trop égoïste, que le mariage, et j’écartais avec empressement tout projet qui ne me semblait pas tout à fait digne d’elle. Mais le mariage, comme vous le savez, n’est pas du tout en France, comme ailleurs, une séparation totale : on vit beaucoup ensemble, surtout à la campagne, et les petits-enfans deviennent un lien de plus et des plus doux entre les vieux et les jeunes ménages, comme chez les Gontaut. Me voici condamné à une séparation sans fin et sans mesure ! Je n’ai pas osé lutter contre une vocation qui s’annonçait avec tant de résolution ; mais j’ai essayé d’obtenir un délai de quelques mois, un dernier séjour fait en commun à la campagne, ici où elle est née et a toujours habité avec nous, où tout est plein de son souvenir, et surtout parce que c’est à la campagne seulement que l’on vit vraiment dans l’intimité, et les uns pour les autres. Mais je n’ai point été exaucé, et mon cœur, déjà si endolori, a été cruellement froissé par cette aggravation d’un si cruel sacrifice. Nous l’avons interrogée à outrance pour savoir si elle avait quelque peine de cœur, quelque mécompte secret, quelque difficulté intérieure, mais passagère, dont l’influence eût pu la bouleverser et lui suggérer la pensée d’aller s’ensevelir dans le cloître. Mais elle a constamment répondu : « Je suis parfaitement heureuse ; j’aime la vie, le monde, le mouvement intellectuel et politique qui m’entoure ; j’aime la ville, j’aime la campagne, j’aime la conversation, l’étude, la danse, la valse même, les voyages, la musique avec passion ; j’aime tout et je jouis de tout ; mais je sens que Dieu m’appelle à quelque chose de plus grand et de plus heureux que tout ce que j’aime ici-bas. » Et alors, elle me montrait ce passage de l’Introduction des Moines d’Occident, où il est dit que les mécomptes, les chagrins, la mélancolie n’étaient pour rien dans les vraies vocations monastiques ; que ce n’étaient pas les âmes malades, mais les âmes les plus saines et les plus vigoureuses du monde qui peuplaient les cloîtres et que la vie religieuse, loin d’être le refuge des faibles, était au contraire l’arène des forts.

Hélas ! je suis pris dans mes propres filets, et j’ai écrit