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ma visite chez la Duchesse de Norfolk, veuve de cet ami dont j’ai parlé en quelques pages que vous trouverez à la fin du sixième volume de mes œuvres. Le duc, mort à quarante-cinq ans, m’avait témoigné pendant les quinze dernières années de sa vie une amitié à toute épreuve et dont il m’avait donné des témoignages tout à fait hors ligne. Né catholique, et appelé par sa naissance à occuper le premier rang après la maison royale, il avait été très mal élevé. A trente ans, la grâce l’a touché, il est venu à Paris suivre les stations des R. P. Ravignan et Lacordaire à Notre-Dame, et, à partir de ce moment, il a vécu comme un saint. Il avait fini par se séparer tout à fait du monde, de la vie publique, et même de sa famille, pour vivre dans la retraite avec sa foin me et ses neuf enfans. C’était un modèle d’amour conjugal. Il avait converti sa femme ; aussi me disait-elle avec un élan délicieux de tendre reconnaissance : « Je lui dois bien plus que vingt ans de bonheur, je lui dois mon âme, » et elle ajoutait que l’amour inspiré par ses onze enfans (elle en a perdu deux) n’est rien auprès de celui dont elle est encore tout embaumée par ce cher mari. Il s’est vu mourir pendant six mois, et pendant ce temps, il n’a jamais exprimé le moindre désir de revenir sur le sacrifice, mille fois renouvelé, de sa vie et de son bonheur. On ne voyait sur sa figure que l’expression d’un sourire déjà céleste. Pendant ses longues nuits d’insomnie, la duchesse restait toujours couchée près de lui, la main dans la main, causant ensemble de leur bonheur passé et du bonheur éternel. Aussi sa dernière parole a été : « Sweet wife. » Mais elle, avec un héroïque dévouement, ne voulant pas que la dernière pensée de son mari fût pour elle, lui fit répéter les trois noms sacrés de Jésus-Marie-Joseph, et il expira en disant : « Marie ! oui, Marie, ma mère. » Ces récits m’ont rappelé les vôtres, et j’ai pensé qu’il ne vous déplairait pas d’en avoir quelque idée. Si jamais vous retournez en Angleterre, rappelez-vous qu’il y a, dans ce magnifique et célèbre château d’Arundel, une vraie veuve chrétienne, veillant avec ses neuf enfans auprès du tombeau d’un vrai saint. Personne ne vous en parlera que moi, car le duc avait beaucoup déplu à cette fière aristocratie anglaise dont il était le membre le plus élevé, en dignité, par son excessive humilité, et la duchesse, s’étant toujours effacée comme lui, est demeurée presque inconnue du monde.