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Mais cette société eût-elle le pouvoir de se reconstituer sur de nouvelles bases, ce serait payer trop cher la paix universelle que de l’acheter au prix des sentimens de courage, d’honneur et de sacrifice que la guerre entretient au cœur des hommes. Elle enfante et berce les héros dans ses bras sanglans. Et c’est cette fonction qui la rend auguste et sainte. Il me semble que les applaudissemens qui saluaient, à la fête, le défilé des Tonkinois voulait dire un peu tout cela.

Ces applaudissemens signifiaient aussi et surtout que le peuple français est encore un peuple militaire, qu’il aime son armée, et qu’il ne veut point qu’on la noie et qu’on la dissolve en une vaste garde nationale, où il n’y aurait plus ni commandement, ni obéissance, et qui, loin de nous protéger et de nous défendre, nous ferait tomber avec elle dans l’impuissance et la férocité. Vive l’armée[1] !

Oui, c’est bien le futur et violent adversaire de la loi de trois ans qui a écrit ce « petit essai philosophique sur la guerre ; » et ce sont bien ses lèvres alexandrines qui ont ainsi sonné l’olifant.

Mais voici qu’un autre jour, à propos de Rabelais, il s’avise d’écrire ceci : « Il faut laisser le martyre à ceux qui, ne sachant point douter, ont dans leur simplicité même l’excuse de leur entêtement. Il y a quelque impertinence à se faire brûler pour une opinion... Les martyrs manquent d’ironie, et c’est là un défaut impardonnable, car sans l’ironie le monde serait comme une forêt sans oiseau ; l’ironie, c’est la gaieté et la joie de la sagesse. Que vous dirai-je encore ? J’accuserai les martyrs de quelque fanatisme ; je soupçonne entre eux et leurs bourreaux une certaine parenté naturelle, et je me figure qu’ils deviennent volontiers bourreaux, dès qu’ils sont les plus forts[2]. » — Paroles « odieuses » et « impies, » comme on l’a fort bien dit, mais peut-être surtout paroles inintelligentes. Car il faut ne rien comprendre à l’héroïsme pour oser y souscrire, et l’on s’étonne qu’elles aient pu être prononcées par le futur historien de Jeanne d’Arc. Certes, il est humain, trop humain de n’avoir pas la vocation du martyre ; mais il ne faut point s’en vanter ; il ne faut point surtout, du seul droit que nous confère notre lâcheté morale, accabler d’un mépris transcendant ceux qui ont

  1. La Vie à Paris, Temps du 18 juillet (non recueilli en volume). — M. France a repris quelques fragmens de cette page dans la Préface qu’il a écrite pour le Faust de Gœthe, traduction par Camille Benoit (Lemerre, 1891, p. XV-XVI.) — Sur les reprises et utilisations successives de son propre texte, si fréquentes chez M. France, voyez le livre déjà cité de M. G. Micbaut, p. 194-210.
  2. Vie littéraire, t. III, p. 31.