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que l’excellent maître de Jacques Tournebroche, je craindrais fort pour elle. La vérité est qu’elle est emportée, comme tout le reste, dans le flot de sa verve ironique et de son inquiétante dialectique.

Et M. Anatole France se moque quand il nous présente son héros comme « le plus sage des moralistes, une sorte de mélange merveilleux d’Épicure et de saint François d’Assise, « ou ailleurs quand, à propos d’une de ses théories, il le rapproche de Pascal. On ne s’attendait pas à voir paraître le Poverello ou Pascal en cette affaire. Certes, l’auteur des Pensées n’a pas, sur la nature humaine, plus d’illusions que M. Jérôme Coignard, et si l’on y tient, ces deux grands moralistes semblent avoir plus d’une idée commune : ni l’un ni l’autre, par exemple, n’ont une confiance immodérée dans le pouvoir de la raison et dans la science. Mais, dans ses plus virulentes invectives contre l’« homme sans Dieu, » on sent percer, chez Pascal, une tendresse infinie pour le pécheur qu’il rudoie ; ses ironies, ses colères lui sont dictées par sa charité. Pascal, lui, ne méprise point l’humanité ; il va jusqu’à dire que « la grandeur de l’homme est si visible, qu’elle se tire même de sa misère. » Au contraire, M. Jérôme Coignard n’est jamais plus éloquent que lorsqu’il exprime son universel et tranquille « mépris philosophique des hommes. » Les humains, petits ou grands, dira-t-il, ne sont par eux-mêmes que des bêtes féroces et dégoûtantes. » « Je n’ai point d’illusions sur les hommes, dira-t-il encore, et, pour ne les point haïr, je les méprise. Monsieur Rockstrong, je les méprise tendrement. Mais ils ne m’en savent point de gré. Ils veulent être haïs. On les fâche quand on leur montre le plus doux, le plus indulgent, le plus charitable, le plus gracieux, le plus humain des sentimens qu’ils puissent inspirer : le mépris. Pourtant le mépris mutuel, c’est la paix sur la terre. » Car, qu’on ne croie pas que M. Coignard s’excepte lui-même, — au moins théoriquement, — de cette opinion peu optimiste. « Les humains seront heureux quand, ramenés au véritable sentiment de leur condition, ils se mépriseront les uns les autres, sans qu’aucun s’excepte soi-même de ce mépris excellent. »

Et, pour mettre ces généreuses maximes en pratique, le bon maître de Jacques Tournebroche passe en revue toutes les choses qui se partagent l’activité, l’ambition ou le respect superstitieux des hommes, et il s’efforce d’en montrer la ridicule