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subtil surtout, et successif, plus ami des lentes démarches de l’analyse que des larges vues synthétiques ; un sceptique fertile en négations ironiques, en paradoxes imprévus, en contradictions à demi volontaires ; un écrivain souvent exquis, et auquel il ne manque, pour égaler les plus grands, qu’un je ne sais quoi de moins concerté, de plus spontané, de plus jaillissant : voilà, un peu grossièrement dessinée sans doute, l’image qu’on se pouvait généralement faire de M. France vers 1896, au moment où il entrait à l’Académie française. Poète, romancier, novelliste, chroniqueur et critique, il séduisait et il inquiétait tour à tour par la variété de ses dons, par le charme un peu pervers de sa pensée et de son style. Dans un fort curieux article qu’il lui consacrait en 1893, M. Maurice Barrès appréciait en ces termes l’auteur de Thaïs :


Il n’est pas dans l’Île-de-France, au coucher du soleil, un jardin planté à la française et ennobli de quelques marbres délités, qui nous offre un plaisir plus doux, une noblesse plus gentille que l’œuvre d’Anatole France. Avoir vingt-deux ans et pour la première fois de sa vie, vers six heures au mois de mai, se promener sur la terrasse de Versailles, c’est ressentir la volupté qu’on trouve chez ce maître et dont l’intensité atteint à la tristesse. Dangereuse mollesse de cette œuvre, pleine de plus de rêves que ne peut en contenir un jeune homme qui se promet d’être sociable et utile. Certaine beauté est un dissolvant ; elle brise les nerfs, dégoûte, attriste. Dans l’atmosphère d’Anatole France, nous nous promenions touchés d’amour pour les femmes futiles et passionnées, pour les sophistes, pour tous ceux qui raffinent sur l’ordinaire de la vie, et par là, France peut être suspect aux magistrats chargés de veiller à la bonne santé de ce peuple

Je le dirai, — ajoutait-il encore, — le plus sage et le moins sage de nos contemporains, très profond et très frivole : c’est un corrupteur aussi bien qu’un éducateur…


Tout cela était fort bien vu, et, comme disait Sainte-Beuve, « deviné de poète à poète. » Et je ne m’étonne point que, quelques années plus tard, M. Maurice Barrès se soit fait gloire d’avoir écrit cette page.


VICTOR GIRAUD.