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pouvait pas être le « libertin » imaginé et détesté jusqu’alors. Ne m’avait-on pas montré, à quelques centaines de pas de la maison de Boccace, un vieux puits dont la tradition assurait que l’auteur du Décaméron avait coutume d’y accéder sans devoir passer par les rues voisines, — en franchissant les airs sur un pont de cristal que faisait jaillir du sol sa science magique ? Et le nom même d’une telle « science » n’était-il pas : alma poesis ?


A la bibliothèque de Sienne, l’après-midi, ma première impression fut un triste déboire. J’avais beau explorer les écrits en prose et en vers de Boccace, son Filocolo et sa Teseide, sa Fiammetta et son Ninfale Fiesolano, son Corbaccio et l’obscure série de ses Bucoliques ; je ne découvrais dans tout cela rien qui attestât une âme de poète. Certes, l’écrivain admirable qui se montrait à moi différait profondément de mon fâcheux « amuseur » de naguère. Conteur délicat et souple, il me faisait voir, du même coup, des dons singuliers d’observation psychologique ; et sa langue me ravissait par une vigoureuse simplicité rehaussée d’élégance, — une langue déjà toute « moderne, » à la fois familière et savante, comparable vraiment à celle de nos plus parfaits écrivains français du XVIIe siècle. Mais, en fin de compte, quel abîme entre ce solide « prosateur » et les augustes figures poétiques d’un Dante ou d’un Pétrarque ! Jusque dans le récit des amours privilégiées du jeune marchand avec une belle princesse napolitaine, j’avais le chagrin d’apercevoir un type achevé du « bourgeois » florentin, étrangement mêlé de clairvoyante raison et d’appétits sensuels, — épris de belles périodes sonores comme tels autres de ses concitoyens l’étaient de belles « anatomies » sculptées ou peintes, — mais trop fermement attaché à la terre pour pouvoir jamais traverser l’espace sur un pont de cristal.

Était-ce donc là tout Boccace, et me fallait-il renoncer à l’illusion d’avoir rencontré un ami dans l’abrupte bourgade de la vallée d’Eisa ? Je ne voulus point m’y résigner avant d’avoir interrogé encore les lettres intimes du conteur italien : sachant par expérience les surprises de toute espèce que nous réservent, parfois, ces « confessions » de ceux même d’entre les grands artistes qui nous semblent s’être le plus librement épanchés dans leur œuvre. Et si la Correspondance de Boccace ne m’a point non plus, hélas ! livré l’âme d’un véritable poète, du moins l’homme que j’y ai trouvé m’est-il apparu infiniment plus touchant que le subtil amoureux de Fiammetta, ou le « misogyne » sarcastique et féroce du Corbaccio ; en même temps que, presque à