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intellectuelles et morales, telles que précisément il les avait vues réunies chez le noble Pétrarque, — telles qu’il se désolait de ne pouvoir pas, lui aussi, s’élever jusqu’à elles. Dans cette « poésie » entraient à la fois une certaine pureté du cœur et un certain « détachement » de l’esprit, qui, il le sentait trop, lui seraient toujours refusés, quoi qu’il tentât pour les acquérir. Et ce n’était pas seulement à son Décaméron qu’il pensait, lorsque, dans une de ses Églogues, il s’accusait de « n’avoir eu jusque-là pour besogne que de balayer des toits à porcs. » L’homme, chez lui, était prisonnier de la « prose » autant que l’artiste ; et le pauvre gros Boccace en rougissait et s’en lamentait, — sauf à mettre parfois sur le compte de son éducation cette « prose » qui, pour lui être odieuse, n’en tenait pas moins aux plus profondes racines de son être. Écoutons-le s’interrompre dans ses savantes dissertations sur les Généalogies des Dieux pour essayer de se persuader à soi-même que, sans la faute de son père et un concours désastreux de circonstances, lui aussi aurait pu être ce « poète » qu’il aimait et admirait par-dessus toutes choses :


Quoi qu’il en soit des actions en vue desquelles la nature a créé les autres hommes, le fait est que moi, — l’expérience m’en est témoin, — elle m’a tiré du sein maternel tout disposé aux méditations poétiques, et c’est, à mon jugement, pour cela que je suis né. En fait, je me rappelle que mon père s’est efforcé par tous les moyens, dès mon enfance, de me faire devenir négociant. Si bien que, avant même que je fusse entré dans l’adolescence, ledit père, m’ayant fait apprendre l’arithmétique, m’a confié comme élève à un très grand marchand, auprès duquel, pendant six années, je n’ai rien fait que perdre mon temps, qui ne se regagne jamais. Après quoi, des preuves manifestes ayant fait apparaître que j’étais plus apte aux études littéraires, mon susdit père m’a ordonné de me mettre désormais à étudier le droit canon, toujours afin de pouvoir devenir riche ; et ainsi » sous un maître fameux, pendant encore à peu près autant d’années, j’ai peiné inutilement. Mon esprit avait tant de répugnance pour toutes ces choses que jamais il n’a pu se plier à l’une ni à l’autre de ces deux professions, ni sous l’effet des leçons de mes maîtres, ni sous celui de l’autorité de mon père, qui ne cessait point de m’affliger de nouvelles sommations, ni sous l’effet des prières ou des reproches de mes amis ; si fortement m’attirait vers la poésie une affection singulière !... Je me rappelle notamment que, avant d’être parvenu à ma septième année, et alors que je n’avais encore jamais lu de poésies, et connaissais à peine les premiers rudimens des lettres, voilà que, sous l’aiguillon de la simple nature, il m’est venu un désir de « poétiser ! » Et encore que mes tentatives n’eussent guère de valeur, — attendu que les forces de l’esprit, dans un âge aussi tendre, ne pouvaient suffire à une telle entreprise, — cependant le fait est que j’ai composé certaines petites choses... Si bien que, par un contraste merveilleux, à un moment de ma vie où je ne savais pas encore sur combien