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généralement assez lourdes. Elles sentent l’apprêt. Les propos galans y alternent avec les considérations philosophiques. « Villers m’écrit deux lettres où l’amour de Kant et de moi se manifestent, mais Kant est préféré, » écrivait Mme de Staël à Camille Jordan[1]. Cependant, dans ces deux lettres et dans les autres, les complimens abondent. La première est datée du 23 juin 1802. Elle débutait ainsi :

Des champs, près de Lubeck,

Il y a un an que, partant de ma solitude, je m’acheminais vers Paris, plein d’attente, d’espoir et d’impatience d’y voir Mme de Staël, de lui payer le tribut de mon admiration, de déposer à ses pieds l’hommage de quelques grandes pensées que j’avais recueillies dans le Nord et qui, par cela seul qu’elles étaient grandes, lui appartenaient exclusivement. Mon vœu le plus ardent était de placer la nouvelle doctrine, dont je me faisais l’apôtre, à l’ombre de son égide, de solliciter son appui pour la belle cause du génie et de l’humanité et de l’intéresser à la conversion des frivoles Parisiens. Ma consternation fut extrême quand j’appris que la Théano de notre âge passait l’été et l’automne près du Léman, qu’elle n’en reviendrait qu’aux approches de l’hiver, tandis que des circonstances impérieuses me forçaient à retourner en Allemagne avant cette époque.

Villers continue en exaltant le dernier ouvrage de Mme de Staël, « dont les vues fines et profondes n’ont pu être saisies par les myopes de la capitale, » et donnant cours au mépris qu’il a conçu pour ses compatriotes, il ajoute :

Je vis au milieu des littérateurs d’Allemagne sur le compte desquels vous avez dit tant de choses si saillantes, si vraies, si bien pensées, mais que vous accusez de manquer de goût. Permettez-moi de vous dire tout bas que les lettrés germains sont bien au-dessus de ce qu’on appelle le goût en France. Cette décrépite déité de vos boudoirs avec son grêle archet, ses paniers et sa perruque à la Louis XIV, n’est pas faite pour s’asseoir sur le pittoresque Parnasse de la Germanie. Il y a longtemps qu’un coup de pied de la muse teutonne l’a précipitée dans le bourbier. Celle-ci tient à la main une lyre de bois de chêne ; ses cheveux blonds, couronnés de gui, sont relevés en tresse ; son vêtement est une simple draperie

  1. Sainte-Beuve (Nouveaux Lundis, t. XII, p. 205).