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J’ai envoyé Bosse, qui m’est arrivé ici sans aucun ordre de ma part, porter une lettre à Carlsruhe à un baron d’Armfelt[1] que je connais, pour en savoir quelque chose relativement à mes affaires de succession ; il me renverra la réponse et là-dessus je partirai. Ainsi, dans six jours, je serai en route. J’espère qu’une lettre de toi m’arrivera ici en réponse à celle que je t’ai écrite en partant de Paris. Toutes les autres, je les attends à Francfort et je t’y demande encore à genoux les nouvelles les plus scrupuleuses sur ta santé.

Le préfet d’ici a été excellent pour moi. J’écrivais hier à un de mes amis que la nature humaine me paraissait bien plus belle depuis que je recevais des services que quand j’en rendais.

Ce qui t’étonnera peut-être, c’est que j’ai trouvé ici, parmi deux hommes de commerce, une grande idée de la dernière entreprise de Natural ; j’ai été même étonnée que son associé m’eût refusé de l’argent là-dessus. S’il faisait beau, si je ne me séparais pas de Benjamin au moment même où j’entre dans un pays étranger, je tâcherais de supporter ce choc, mais il se renouvellera tout entier à Strasbourg ou à Mayence, suivant ma réponse de Carlsruhe.

M. de Talleyrand, dans un dîner qui a suivi mon départ, a dit beaucoup de bien de moi devant tout le monde. Quelle cruelle comédie ! T’ai-je écrit, dans mon trouble, qu’il y avait un article du Code civil qui semble fait exprès pour moi ? « Une Française qui a épousé un étranger, lorsqu’elle devient veuve, résidant en France, recouvre tous ses droits de Française, etc. » Tu peux le lire dans le Code civil. Lebrun a dit que c’était vrai, qu’il fallait faire sa déclaration devant l’officier civil ; j’y penserai. Si j’écoutais Villers, je pourrais me croire une grande réputation en Allemagne, mais ce qu’il dit aussi du matériel de l’Allemagne ne te séduirait pas. Oh ! qu’elle est belle, cette France et quel sort que d’en disposer. Je crois que tu peux seul me la rendre l’année prochaine, mais nous en causerons à mon retour. Je t’ai écrit trois fois d’ici, celle-ci comprise, et je n’ai pas manqué un courrier à Paris. Ce n’est point par négligence que je n’ai pas mis d’autre adresse ; je voulais qu’on sût ouvertement ce que je pensais. D’ailleurs tu ne peux te faire l’idée du trouble où j’ai été. Deux fois par jour, ce malheureux gendarme revenait me dire : « Êtes-vous prête ? » absolument comme la Barbe Bleue : « Descendras-tu tout à l’heure ? » et mes amis eux-mêmes trouvaient à cela un faux air d’exécution. Si j’ai dit un mot dans ce moment qui pût te déplaire, c’est à mon insu. Je n’ai pas senti un mouvement qui ne fût ce que tu mérites, et ce que tu mérites c’est l’adoration et l’amour ; mais il y a des momens où l’âme est renversée. J’avais un tel serrement dans la poitrine, qu’il faut toute ma force pour n’y avoir pas succombé. Dans ce moment, je suis un peu mieux, mais je crains la grande résolution et tu vois combien j’ai inventé de moyens pour la retarder.

  1. Le baron d’Armfelt avait été un des principaux favoris de Gustave III. Après l’assassinat de ce dernier, il avait dû quitter la Suède, mais il était rentré en faveur auprès de Gustave IV. Voir à son sujet les curieuses études de M. Ernest Daudet publiées ici même : Un Drame d’amour à la Cour de Suède