Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 18.djvu/581

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que la cause de mon exil était des propos tenus devant le Préfet à Genève, je ne crois pas cela.


Même date.

Voilà la lettre de Carlsruhe. Elle me fait repentir d’avoir écrit. Ce n’était pas mon mouvement, mais ma cousine me pressait tant que j’ai été assez bête pour me laisser influencer par Genève, qui me déteste et me fera toujours du mal. Cette lettre a aussi redoublé ma peur de l’Allemagne, et je pars avec un sentiment de tristesse plus profond encore qu’en quittant Paris. Je me sentais un désir inouï de tourner vers Genève ou plutôt vers toi, car ce sont ces Genevois qui empoisonnent ma vie. Mais on a déjà dit à Paris que je n’osais pas aller en Allemagne dans la crainte de n’y être pas reçue, et cela m’oblige à ne pas reculer. Quel triste enchaînement ! Si à Francfort encore tu m’écrivais quelque chose qui pût m’ouvrir un avenir, je reviendrais. Je vais de ville en ville, comme un pauvre animal blessé, mais il faut tâcher de vivre, puisque tu le veux.

N’ouvre plus, je te prie, à présent les lettres de mes amis de là-bas ; cela te fait une impression qui change ton style envers moi. Ainsi envoyés les moi tout simplement, je te le demande. Mais cette affaire est à présent à mille lieues de moi et très malheureusement même, car elle pourrait me donner un petit goût pour passer le Rhin, et je n’éprouve à cette idée que de la terreur. Ma vie est misérable. La vie qui convient à mes goûts, Paris, est hérissée de dards ; l’inconnu me fait peur. J’aurais bien besoin que tu prisses une résolution active en ma faveur. Je ne puis, je ne dois pas te la conseiller, mais il me semble bien qu’à ta place je ne me résignerais pas à livrer ainsi tout au hasard. Pardon si cette pensée, si ce vœu te blesse. Mais il part d’un cœur bien malheureux et qui, cette fois, en a moins dit mille fois qu’il n’en éprouve.

Je ne sais, et je te le dis au hasard, si un mot de remerciement de toi au sénateur Joseph, un mot comme tu sais l’écrire, ne m’aurait pas fait beaucoup de bien ; je te soumets cette idée. Il m’en était venu une ici plus glorieuse pour moi, c’est que tu écrivisses un récit de ce qui s’est passé relativement à moi, que tu pourrais intituler « motifs pour moi de faire tel voyage. » Je livre tout cela à ta pensée, mais je conviens que si une douleur constante ne doit pas miner ma vie, il faut que ma situation change de quelque manière. Je pars dans quelques heures pour Francfort où je serai vendredi prochain ; je n’ai pas passé par Strasbourg parce que la route me menait à travers de Carlsruhe. D’ailleurs je n’aurais absolument rien trouvé à Strasbourg qui pût ressembler à la société de M. de Villers et à l’excellent accueil des autorités ici. Quant à la saison, elle est assez belle aujourd’hui et comme j’ai le projet de séjourner partout et à Weimar un mois, je n’arriverai pas de sitôt à Berlin, J’espère toujours qu’un hasard me ramènera et chaque tour de roue de plus me fait mal. Tu as été généreux en ne me rappelant pas à Genève ; je ne sais si je n’aurais pas désiré que, dans cette circonstance, tu ne le fusses pas. Un avenir et ce présent-là était ce qui valait le mieux. Enfin j’ai bien connu l’incertitude, je n’ai plus le droit de me plaindre de la tienne.

Adieu, mon ami, écris-moi à Francfort.