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thé, encombraient les vastes salles des mercantis diligens et satisfaits, d’où s’échappaient avec des bouffées d’odeurs vineuses les rugissemens de la Toulousaine et des Montagnards. Les officiers allaient oublier leur ennui dans le spectacle de ces joies populaires, et des paris s’engageaient entre eux sur l’organisation éventuelle d’une Chambre de commerce ou d’un Conseil municipal dans la petite capitale du secteur.

Parfois des incartades d’ivrogne, des querelles de femmes faisaient tourbillonner en remous une foule compacte de curieux. Avec une dextérité toute française, les deux « agens » marocains, fiers de leur importance, ramenaient le calme par l’incarcération brutale des délinquans indigènes. Mais toute la diplomatie du commissaire de police devait remplacer la manière forte dans les litiges où quelque femme sénégalaise supposait menacée sa vanité ou ses intérêts. Avec la fougue belliqueuse de leur race, elles fonçaient sur l’adversaire, et les haines séculaires subitement déchaînées pouvaient, si l’on n’y prenait garde, mettre aux prises Marocains et noirs dans un conflit sanglant.

Cette haine, toujours latente, n’apparaissait guère entre les soldats du poste, indigènes et tirailleurs. Ils affectaient de s’ignorer. Les premiers savaient qu’autrefois leurs hardis guerriers allaient chaque année, bien loin vers le Sud, capturer des noirs qu’ils vendaient comme du bétail à Marrakech, à Rabat, à Fez. Les seconds, consciens de l’épopée qu’ils avaient écrite avec leur sang sur la terre africaine, du Sénégal à l’Abyssinie, étaient fiers de fouler en maîtres les territoires des tribus comme les jardins des sultans. Mais leurs sentimens de mépris réciproque ne se traduisaient que par une émulation tacite d’adresse et de résistance pendant les marches et sur les chantiers. Chez les femmes, au contraire, tout prétexte facilitait une explosion. L’achat d’une poule au marché, d’une étoffe ou d’un miroir au village, une bousculade à la fontaine, mettaient chaque jour aux prises, dans un langage imagé, les fines Marocaines et les robustes « madame Sénégal. »

Dans ces duels oratoires que seule une surveillance incessante empêchait de se transformer en pugilat, la coquetterie féminine trouvait aisément des attaques cruelles et des ripostes vengeresses. Un soir, comme Imbert, Merton et Pointis passaient en se promenant près de la fontaine, ils furent témoins d’une querelle qui les divertit fort. Justement impatientée par