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morale n’en est presque jamais une, puisqu’elle ne s’élève presque jamais au véritable désintéressement. M. Faguet compte environ cinq ou six fables qui nous recommandent des vertus plus hautes que la prudence, la résignation ou le goût de la « médiocrité, » cet affreux goût que nous aimons tant chez les autres. Pour M. Michaut, La Fontaine est moraliste à peu près comme Béranger est théologien. C’est tout dire ; et c’est même le dire assez cruellement.

Il ne moralise pas : il constate. J’ajoute qu’il ne constate que ce qui lui plait. Il constate que l’homme le plus infortuné a un incroyable attachement à la vie ; mais il aurait pu constater que l’homme le plus fortuné a souvent sacrifié son désir de vivre au sentiment de l’honneur, à la passion de la gloire, à l’amour, à une cause qui lui paraissait belle, au Roi ou à la Ligue. Il constate que nous tirons profit de nos palinodies ; mais il aurait aussi bien pu constater qu’elles se retournent souvent contre nous comme d’inexorables créancières. Le loup mange l’agneau ; quand ce n’est pas lui, c’est nous. Mais la société tend à protéger le faible en raison même de sa faiblesse. On a connu des cigales hébergées par des fourmis ; et La Fontaine, qui n’était point ingrat, en connaissait. La tempête fauche plus de roseaux qu’elle ne déracine de chênes. Plier n’est pas toujours un sûr moyen d’échapper à l’orage. Du reste, le poète n’a pas cessé de se contredire. Tantôt il nous rappelle qu’en toute chose il faut considérer la fin ; tantôt il nous affirme que « le moins prévoyant est toujours le plus sage. » Il approuve le pêcheur qui n’attend pas que le pauvre carpillon soit devenu carpe pour le mettre en sa gibecière ; et il condamne le vieux chat qui refuse de donner à la souris le temps de grossir. « La vieillesse est impitoyable. » De la même histoire, ou de la même à peu près, il tirera deux moralités contraires. Et il lui arrivera quelquefois de n’en rien tirer du tout pour l’excellente raison que, là où il n’y a rien, le moraliste perd ses droits.


Quelle morale puis-je inférer de ce fait ?
Sans cela, toute fable est un œuvre imparfait.
J’en crois voir quelques traits, mais leur ombre m’abuse.


Le premier de ces trois vers est bien mauvais ; mais le second est d’un sérieux réjouissant ; quant au troisième, il me semble impayable. La Fontaine, parvenu à la fin de son récit,