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plus que les écrivains bourgeois de son époque. Il chérit la solitude à condition de ne pas y vivre.


Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais
Loin du monde et du bruit goûter l’ombre et le frais ?


Personne ne l’en empêche. M. Roche établit qu’en 1659, — il avait alors trente ans, — il possédait encore un capital d’environ trente mille livres, dont le revenu lui eût permis de satisfaire ce bel amour de la retraite. Il fût devenu gentilhomme campagnard ou simple campagnard, tout en restant Maître des Eaux et poète. Mais il a besoin du luxe et des lambris dorés pour mieux chanter l’ombrage des bois. Il préfère les tapis de Turquie du Rat de Ville au vert tapis des prés du Rat des Champs. Le silence de Château-Thierry et des sombres asiles le retient moins que le fracas de Paris. La Champmeslé ne s’y trompait point : « Que vous aviez raison, mademoiselle, de dire qu’ennui galoperait avec moi devant que j’aie perdu de vue les clochers du grand village ! »

Il n’en est pas moins très sincère dans ses soupirs élégiaques. Il n’aimait que les objets qu’il s’imaginait, et il les imaginait d’autant plus vivement qu’il en était plus éloigné. L’inconstance et l’inquiétude lui étaient si naturelles ! Il se sent bien partout, mais nulle part assez bien pour ne pas rêver un autre séjour. Souvent il s’en félicite. « Diversité, c’est ma devise. » Il s’en applaudit même, quand il ne s’agit que d’amours. S’agit-il de gloire ? Il craint que son œuvre n’ait à en souffrir. Parfois aussi il se repose dans cette inquiétude pour en goûter les sombres plaisirs. Venu après Rousseau et Chateaubriand, il eût été sans doute le grand poète de la nostalgie. Le romantisme l’eût affranchi des contraintes où l’a maintenu la politesse mondaine de son temps. La mélancolie est un manque de bienséance dans une société où l’on adore la causerie vive et légère. La Fontaine ne s’y est abandonné que dans la mesure où c’était une nouveauté piquante, non une insolence.

La légende l’a aussi maltraité que son maître Rabelais, quand elle le travestit en un ours songeur. Les témoignages de Saint-Simon, de La Bruyère, de Louis Racine, qui nous le dépeignent grossier, stupide, malpropre, ennuyeux, ne sauraient prévaloir contre cette réalité qu’il a été pendant trente ans l’hôte de