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On ne dira jamais trop de bien d’une bonne douzaine de Contes de La Fontaine. Mais l’austère littérature de nos conteurs et de nos romanciers du XIXe siècle nous a rendus si prudes que nous avons toujours l’air, quand nous touchons à ces joyaux, de les avoir, pour un instant, retirés d’un musée secret. Peut-être aussi craint-on d’y rencontrer assez souvent la même morale que dans les Fables, ce qui serait désolant pour les Fables. Mais, morale à part, c’est dans les Contes que nous assistons au travail le plus intéressant du génie de La Fontaine, quand il s’exerce sur des modèles étrangers ; c’est là, jet mieux encore que dans les Fables où ses modèles, hormis de rares exceptions, n’ont point la valeur de Boccace et de l’Arioste. D’ailleurs, chaque fois qu’il emprunte une fable à un de ses pairs, Horace ou Marot, il esquive la lutte, et la brièveté avec laquelle il s’acquitte de son sujet est comme un hommage rendu à la perfection de son devancier. Mais il ne craint pas de se mesurer aux grands conteurs italiens et de repétrir leur matière à sa guise.

Et d’abord, il en retranche le pittoresque qui tient aux mœurs de l’Italie, avec le même soin que Corneille élimine du Cid la couleur particulière à l’Espagne. Dans sa Dissertation sur Joconde, une des pages de critique les plus solides du XVIIe siècle, Boileau le félicite « de ne pas se laisser emporter à ces extravagances italiennes. » Boileau appelle ici extravagances le mélange audacieux du profane et du sacré qui est un des traits les plus topiques de la nature italienne, surtout à la Renaissance, et dont nos Romantiques tireront des effets aussi faciles qu’horrifiques. Le Joconde de l’Arioste, avant de révéler au Roi son infortune conjugale, lui fait jurer sur le Saint-Sacrement qu’il ne se vengera point. Celui de La Fontaine, plus confiant dans la raison, lui dénombre, depuis l’origine du monde, tous les rois et les Césars qui supportèrent philosophiquement pareille déconvenue. Dans l’Arioste, la femme de Joconde, cette gaillarde, conjure son mari de porter comme un gage d’amour une petite croix contenant de saintes reliques qu’elle a héritée de son père, qui la tenait d’un pèlerin de Bohême, revenu de Jérusalem. La Fontaine a remplacé le reliquaire par un bracelet « de façon fort mignonne. » Ce n’était point qu’il fût à une inconvenance près, en ce qui regarde les choses de la religion ; mais certains