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pas à cacher les agrémens de fin lettré ; après Condorcet, dont l’âme sensible se reflétait tout entière dans une éloquence gracieuse et touchante ; après Arago, si simple et si lucide ; après Joseph Bertrand, M. Darboux a trouvé le moyen de renouveler un genre difficile dans une forme qui eût charmé ses illustres prédécesseurs et qui les continue dignement.

Mais, dans ces vies des hommes supérieurs écrites par l’un d’eux, il ne faut pas chercher seulement le plaisir un peu sensuel que donne l’éloquence. Un idéal plus haut s’y attache : ressusciter l’image de ceux qui ont fait progresser l’esprit humain de telle sorte que la formation de leur esprit, la genèse de leurs découvertes, les luttes qu’ils ont dû subir éclairent d’un jour nouveau les voies confuses de l’avenir. Dans le bel ouvrage si suggestif que vient de consacrer aux « grands hommes, » et plus spécialement aux grands hommes de science, le physicien allemand Ostwald, et où il a étudié un certain nombre d’entre eux en tant que phénomènes naturels, si j’ose dire, l’auteur rapporte une conversation qu’eut un jour avec lui un Japonais, sur l’ordre de l’Administration de l’Instruction publique de son pays. Ce Japonais lui demanda comment on pouvait reconnaître le plus tôt possible qu’un enfant deviendrait plus tard un homme distingué. Il n’est guère pour toutes les nations de questions qui présentent un intérêt pratique plus considérable. Après y avoir longuement réfléchi, Ostwald répondit que l’homme distingué se reconnaîtra à ce qu’il n’est pas satisfait de ce que lui offre l’enseignement normal. C’est en étudiant à fond la vie des grands hommes qu’Ostwald fut amené à cette remarque ; c’est en l’étudiant que nous éviterons de commettre aussi souvent qu’on le fait, par incompréhension, le crime de dessécher dans sa fleur un génie naissant Enfin en nous dévoilant les angles qui, dans notre organisation sociale, dans nos institutions d’enseignement ou de recherche, ont meurtri le plus cruellement les hommes supérieurs, le récit de leur vie nous montrera ce qui, dans ces institutions, doit être réformé ou amélioré pour le progrès de la haute culture nationale. Si l’étude du passé est, comme l’a dit Joseph Bertrand, le guide le plus sûr de l’avenir, il n’est sans doute, dans cette petite science conjecturale de l’histoire, rien de plus fondamental que l’histoire des grands hommes ; et la vie d’un seul d’entre eux, d’un seul Poincaré, d’un seul Pasteur, est mille fois plus importante que l’histoire animale, contingente et sans objet de ces centaines de millions d’êtres atones qui furent sur cette planète comme s’ils n’avaient jamais été.