Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/320

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais il fournit la nouvelle de la capitulation du général Lincoln et de la prise de Charleston par les Anglais, ce qui donne à réfléchir. Rien ne montre mieux la différence entre les navigations de jadis et de maintenant que ce menu fait que, tout en voguant, on se livre au plaisir de la pêche : à bord de la Comtesse-de-Noailles on attrape des poissons volans qui sont « fort tendres et délicieux à manger ; on les grille au beurre frais comme les goujons. » Une occasion s’offre de combattre, avec la supériorité du nombre, six navires de guerre anglais ; on se canonne même quelque peu ; mais Ternay, fort sagement et malgré le mécontentement de tout son monde, refuse de s’engager à fond et continue sa route : « Son convoi, dit Closen, lui était trop à cœur, connaissant l’importance de notre expédition et ses ordres précis portant de faire arriver notre armée le plus tôt possible, pour qu’il n’écartât point toutes les instances des jeunes officiers de marine qui, à ce qu’on m’a raconté, ont beaucoup clabaudé contre, ainsi que la plupart des officiers de terre qui n’entendent rien aux affaires de mer. » L’événement justifia complètement Ternay de « clabauderies » qui se renouvellent encore de temps en temps contre sa mémoire, dans les livres modernes, car Graves, qui avait pour mission de l’arrêter lui et ses lourds transports, ne le manqua que de vingt-quatre heures, atteignant New York où il unit ses forces à celles d’Arbuthenot, au moment même où nos navires trouvaient abri à Newport. Le plus léger retard eût pu être fatal.

Il fallait d’autant mieux se garder qu’à l’approche des côtes, on avait trouvé le brouillard. « Il n’y a rien de si triste et de si inquiétant en mer que les temps brumeux, écrit sentencieusement Closen. Outre que les abordages dans une si nombreuse flotte sont fort aisés, chacun pour les éviter cherche à gagner sur les flancs, et, de cette manière, il arrive souvent qu’on s’écarte trop du centre. » Pour éviter ces dangers, ordre était « de faire battre tous les quarts d’heure des roulemens, ou de faire tirer des pétards de fusils. Les vaisseaux de guerre tiraient des coups de canon et jetaient des fusées ; on ne devait en outre jamais filer plus de trois nœuds pendant la brume, afin que chaque vaisseau pût à peu près conserver son voisin. » En dépit de quoi l’Ile-de-France disparaît et on en est fort inquiet ; on ne la revoit plus de tout le voyage ; mais elle reparut plus tard à Boston.