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fonctionnaires est terminé. Je remercie mes obligeans interlocuteurs. Le cortège se remet en marche vers le port, à travers une foule empressée, qui semble s’accroître de minute en minute. C’est une véritable panégyrie. On est venu de tous les bourgs, de tous les villages, de tous les hameaux de l’île. Je vois, mêlés aux citadins du chef-lieu, les chevriers du mont Korakari, les laboureurs du Cambos, les pêcheurs de Cardamyle et de Catophana. Les femmes, les jeunes filles de Tholo-Potami, d’Olympi, de Pyrghi, de Nénita, de Calimasia sont reconnaissables à leur barrette blanche, allongée, amincie à droite et à gauche comme un chaperon à deux pointes. Ces belles paysannes se tiennent par la main sans rien dire. Brunies, comme les contadines de la campagne romaine, par le hâle de la mer et de la montagne, elles ont des lèvres vermeilles, une taille de déesse, des traits réguliers de statues vivantes. Leur costume est singulier. D’où vient cette coutume de se draper la poitrine, sans corset ni lacet, sous les plis d’une sorte de gorgerin en forme de péplos très souple, teint de carmin, de violet, de mauve ? Est-ce un legs des lointaines olympiades où le sculpteur Boupalos de Chio et son frère Athénis, fils d’Archermos, commencèrent à modeler des figures pareilles aux très anciennes effigies que les vieux maîtres des ateliers archaïques ont dédiées aux divinités de Délos et de l’acropole d’Athènes ? Est-ce une mode importée dans les îles de la mer Egée par les femmes de ces podestats et de ces banquiers des sérénissimes républiques de Venise et de Gênes, qui firent, comme on sait, des incursions guerrières et des affaires coloniales dans ces parages enchanteurs ? Quoi qu’il en soit, on s’attarderait à regarder en détail, pour le plaisir des yeux, tous les petits tableaux dont se compose l’ensemble du spectacle offert ici, comme dans les réjouissances de Lemnos, de Mytilène, de Thasos, aux visiteurs de l’Archipel en fête. Incomparable vertu de la liberté reconquise et de la nationalité retrouvée ! Un sentiment nouveau ou renouvelé anime enfin ces visages longtemps moroses. Un mouvement de joie, que l’on avait désappris parmi tant d’épreuves, délie le geste, allège la démarche, varie l’allure de ce peuple délivré. Je vois un jeune père, qui hausse son enfant sur ses épaules, au-dessus des têtes innombrables de la multitude, comme pour l’exalter au niveau d’un triomphe inouï. Plus loin, une vieille grand’mère pleure de contentement en voyant ses petits-enfans prendre part à cette fête de la patrie